Algérie, une seconde révolution? (45)

8 novembre 2011

Lue pour vous dans EL WATAN
l’Intervention de Fadéla M’Rabet

21/12/2011
à la une Contributions Idées-débats


Aliénations d’hier et d’aujourd’hui en Algérie

Je ne vais pas vous parler directement de Frantz Fanon. D’autres, qui l’ont connu personnellement, l’ont fait ou le feront mieux que moi.
Mais il y a une autre façon d’honorer Fanon : penser dans la direction que son œuvre nous indique, et, après celles de l’époque coloniale, analyser et dénoncer un certain nombre d’aliénations contemporaines, telles qu’elles se manifestent dans nos pays. Pourquoi cette attente permanente d’un monde qui ne vient jamais? Elle naît de tous les infinis qu’embrasse notre regard et qui rendent toute espérance sans limites. Notre monde a toujours été ouvert sur le ciel, la mer, les montagnes, le désert.
Un monde ouvert à tous les vents. Ceux des tempêtes marines qui prennent d’assaut les vagues qui éclaboussent nos terrasses et frappent à nos murs et à nos portes. Ou ceux des tempêtes de sable qui plient les palmiers et ravinent nos visages. Nous sommes en attente d’un monde qui englobe tous les mondes. Ceux d’Orient et d’Occident. Des mondes qu’on n’arrive pas à fusionner, parce que nous sommes des marionnettes entre les mains de ceux qui veulent qu’on les combatte en nous. Ceux-là mêmes qui nous refusent et la culture arabe et la culture occidentale. Ainsi, il y a de l’Orient et de l’Occident en nous, mais il n’y a pas de fusion. Parce que nous sommes exposés à trois sources d’aliénation : celle du pouvoir patriarcal, celle du pouvoir colonial, celle du pouvoir post-colonial. Le pouvoir colonial a tenté de désintégrer notre société, de nous dépersonnaliser, de nous refuser même notre qualité d’êtres humains, de nous inculquer la honte de soi. Le pouvoir patriarcal nous refuse le statut d’individus et fait de chacun un simple maillon de la communauté.
Le pouvoir post-colonial a renforcé le pouvoir patriarcal, qui refuse à l’homme la citoyenneté et maintient la femme dans une sous-humanité. L’homme, dans le système patriarcal, traite la femme comme il a été traité par le colonialiste. Il la méprise d’autant plus qu’il se venge sur elle de toutes les souffrances, de toutes les maltraitances d’hier et d’aujourd’hui.
Actuellement, l’aliénation la plus féroce, celle qui frappe tous les esprits, l’esprit des hommes, des femmes et des enfants, se trouve dans l’idéologie du système patriarcal, qui ne supporte que le consensus pour maintenir l’ordre établi. Pour que la société reste régie par un chef à l’extérieur et son homologue, le père, à l’intérieur.
Le chef de l’intérieur, comme celui de l’extérieur, exigent obéissance et soumission. Ils déterminent pour leur famille ce qui est bon et ce qui est mauvais. Il nous disent ce qu’il faut penser, ce qu’il faut aimer. Ils choisissent celui qu’on doit aimer, celui qu’on doit rejeter. Ils veulent soumettre toute volonté, réprimer toute spontanéité. L’éducation patriarcale a pour objectif d’éradiquer toute sensibilité, toute faiblesse humaine chez l’enfant. Elle a pour finalité de refouler l’émotion, de détruire le vivant. Son idéal est l’homme viril, c’est-à-dire un homme dur avec lui-même et les autres, qui a le sens de l’honneur, un honneur qui l’emporte sur toute humanité et une susceptibilité exacerbée en guise de sensibilité. Un homme fait pour le combat et non pour la vie.
Plus un père se donne des airs graves et importants, plus il est admiré, aimé.
Plus un père est inaccessible, sévère, plus il est craint et respecté. Comment voulez-vous que cet enfant plus tard ne se soumette pas pieds et poings liés à tout chef qui arbore des airs graves et importants ? Il sera prêt à reproduire avec la même dureté, sans états d’âme, le meurtre de son enfance sur de plus faibles que lui.
Quant à la femme, elle appartient à cette espèce qui pense que la souffrance est son état normal et sa discrimination une loi naturelle. Qui n’est pas fasciné par le courage éblouissant, la noblesse de comportement des hommes d’une société féodale ? Une société où la grandeur va de soi. Malgré les dérives, on ne peut s’empêcher d’admirer, comme devant un duel, même s’il est à la fois admirable et pathétique. Malheureusement la société d’aujourd’hui n’affiche que les dérives de ces hommes qui se distinguent par une comédie dérisoire permanente. Un profil figé qui se croit impérial parce que la tête est dressée, le menton en avant, l’air ennuyé et méprisant.
Ils regardent sans honte leurs femmes voilées se transformer dans la mer en suaires flottants, semblables à des suicidées qui se seraient jetées du haut des collines d’Alger, de chagrin, de déception. Ils regardent sans réagir le cimetière des grandes familles palestiniennes de Jérusalem transformé en parking.
Leur honneur ne repose plus que sur la domination de femmes constamment spoliées, exclues, bafouées. Et non sur la maîtrise de leur vie et le rayonnement de leur pays. Le brillant ministre des Affaires étrangères, Ben Yahia, et ses diplomates ont été abattus en plein ciel entre l’Irak et l’Iran, pour que soient pillées les ressources énergétiques, les richesses des peuples arabes et d’Afrique, sans que retentisse la voix de l’Algérie dans le monde comme à l’ONU. Celle qui, un matin, a nationalisé son pétrole et sidéré la France. Comme celle de Nasser qui a fait trembler l’Occident, quand, dans un grand éclat de rire, il a libéré le canal de Suez. Moments rares, moments sublimes de fierté et de joie.
L’Algérie était alors partout respectée. Alger était la tribune de tous les damnés de la terre. Nos blessures non cicatrisées saignaient avec tous les écorchés vifs de la planète. L’Algérie interpellait à l’ONU tous les puissants, elle ne quémandait pas la repentance de la France. Avoir libéré sa terre, avoir récupéré ses richesses, c’était là sa dignité. Le reste, elle le laissait au jugement de l’histoire. N’ayant pu réduire l’Algérie au silence, on a voulu la détruire, comme l’Irak, pour que tous les pays arabes s’alignent sur l’Arabie Saoudite. Pour barrer la route au seul pays arabe, au seul pays d’Afrique qui s’opposait au pillage des nations et mettait sous haute surveillance les tartuffes et les imposteurs qui voulaient faire main basse sur les richesses du pays.
L’Occident guerroyait autrefois au nom de la «civilisation», aujourd’hui au nom de la «démocratie», son cheval de Troie. Alors que de tout temps il s’est allié à ses pires ennemis, les seuls qui puissent lui garantir l’accès et le pillage de leur pays. Actuellement, ses alliés objectifs sont les intégristes, qu’il entretient quand il ne les fabrique pas. L’histoire demandera des comptes aux impérialistes, comme elle en exigera du pouvoir algérien pour ce qu’il a fait du fabuleux héritage qui lui a été légué après 130 ans de combat, de souffrances et d’humiliations. Le plus grand crime est d’avoir détruit l’école par une arabisation folle, sans enseignants compétents. Faute de cadres locaux, le pouvoir fit appel aux pays frères et ainsi, de Bagdad, de Damas, du Caire de pseudo professeurs quittèrent leur pays avec une seule richesse, la dorure sur tranche d’un livre millénaire.
Bientôt, dans les journaux, à la radio, à la télévision, les hymnes à la vie des magazines de la jeunesse, leur insolence, leur irrévérence furent remplacés par des prêches lénifiants. Ces faussaires furent les fossoyeurs de l’école algérienne. De la liberté de penser, de la liberté de conscience, de l’esprit critique. Les colonialistes nous ont refusé le savoir pour qu’on ne demande pas le pouvoir. Le pouvoir algérien nous a refusé le savoir humaniste, universaliste du siècle d’or du génie arabe et du siècle des Lumières pour qu’on ne demande pas la démocratie.
L’autre crime est de n’avoir pas enseigné l’histoire, mais répété des slogans et fragilisé ainsi les jeunes devant les manipulations des historiens, au point que beaucoup de jeunes ignorent tout de la perversité du colonialisme et de son système de destruction systématique de la société et de la personnalité du colonisé, son entreprise de division des Arabes et des Kabyles, qui entraîne la haine de soi et des autres sur de nombreuses générations. Il ignore tout des luttes fratricides de la guerre d’Algérie, des enjeux de pouvoir.
Ma tristesse est infinie, quand, cinquante ans après l’indépendance, je vois à quel point de nombreux Algériens restent aliénés au regard de l’Européen. C’est toujours en fonction de lui qu’ils se déterminent. Exister pour un Algérien, c’est s’opposer à la France et à l’Occident. S’opposer pour exister, c’est une attitude infantile, elle prouve qu’on a des doutes sur son identité. Attitude incohérente aussi, quand simultanément le pouvoir, si pointilleux sur son «honneur», les humilie en les traitant publiquement de fainéants pour justifier le chômage et les salaires de misère. C’est ainsi que les traitaient les colons. Il les humilie quand, après avoir dénoncé le «génocide» colonial, ses représentants se précipitent dans des hôpitaux parisiens, où ils se font soigner, comble de l’ironie, par leurs propres compatriotes qu’ils ont acculés à l’exil. Ils les ont acculés à l’exil parce qu’ils ne leur ont pas donné les moyens de déployer leurs compétences.
Parce qu’ils les ont méprisés et maintenus dans une situation matérielle aussi injuste qu’indigne. Que beaucoup de ces médecins soient promus et célébrés dans de nombreux hôpitaux d’Europe et des Etats-Unis n’efface en rien l’injustice qu’ils ont subie. Comment ne pas provoquer la risée de l’étranger, quand ceux-là mêmes qui dénoncent du haut d’une tribune les nuisances du colonialisme viennent se faire soigner dans les hôpitaux français et démontrent ainsi au monde entier que, cinquante ans après l’indépendance, ils ont toujours besoin des colonialistes ?
Le pouvoir veut que la France reconnaisse que le colonialisme est plus qu’une faute – un crime, et fasse «repentance». Mais que nous importe qu’il se repente, puisqu’il est en principe hors d’état de nuire – à moins que la caste au pouvoir ne fasse allégeance à l’ex-puissance coloniale. C’est cette caste qui doit demander pardon aux Algériens de les avoir trahis. Elle a fait d’eux un peuple pauvre, alors que l’Algérie est riche. Elle bloque leur esprit d’entreprise, paralyse leur créativité, empêche leur épanouissement dans leur propre pays.
Trompés, mystifiés et tenus pour négligeables, ils sont exactement comme les femmes dans le système patriarcal.
Ce peuple, qui a été un modèle de courage et d’héroïsme dans sa lutte de libération, est devenu un peuple de mineurs las et impuissants dominé par une oligarchie clanique qui le spolie et le trahit.
Les Européens d’Algérie soupiraient : «Comme on serait bien sans les Arabes !». Quelle que soit leur envie, ils ne pouvaient pas nous éliminer : ils avaient besoin de notre force de travail pour cultiver nos terres volées.
Les décideurs n’en ont pas besoin- leur rente fabuleuse ne dépend pas de notre force de travail, mais des puits de pétrole hors de notre portée et de notre contrôle. Voilà donc exaucé le vœu des colons : l’Algérie s’est débarrassée des Arabes. Réfugiés dans les montagnes ou relégués dans des clapiers, condamnés au chômage ou à l’exil, ils ne gênent pas les nouveaux maîtres. Et que quelques milliers de Chinois leur aient succédé dans le commerce et le bâtiment ne met pas en danger leurs privilèges et ne trouble pas leur quiétude : les Chinois, comme on sait, sont des gens «discrets» qui se fondent dans le paysage…
Si un jour on demandait des comptes aux nouveaux pilleurs de l’Algérie, rien n’empêcherait les successeurs des colons de former «des Emirats touareg unis.» Ils n’auraient aucun mal à trouver des cow-boys masqués estampillés touareg pour les proclamer rois. En attendant, on veut faire croire au peuple algérien qu’il n’a que deux richesses, le pétrole et l’Islam. Pour ne pas partager avec leur peuple les revenus du pétrole, les potentats ont fait du Dieu humaniste de l’Islam, qui proclame que tous les hommes sont égaux, un Dieu jaloux de son pouvoir, un potentat à leur image, devant lequel il n’y a pas de salut sans une prosternation perpétuelle. Ils ont fait de la plupart des musulmans des hommes agenouillés, répétant jusqu’à l’oubli de soi, de leur famille, de leur pays, jusqu’au suicide, jusqu’au crime : «Allah Akbar !», «Dieu est plus grand».
Pour justifier la misère, l’injustice et l’incurie. Des hommes qui n’ont plus qu’une seule patrie, l’Islam, qu’un seul livre, le Coran. Des peuples qui abandonnent les intérêts de leur pays à ceux qui n’ont qu’un souci : jouir seuls, de la rente pétrolière. Ils ont fait de tout Arabe un être sans pouvoir sur sa vie. Et n’ayant de pouvoir que sur les femmes.

Fadela M’rabet (Ecrivain)

 

 


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