Article de Lorenzo Neri

9782268056838   UN  LIVRE  QUI  ATTEND SON  FILM :  

   La Maison des chacals

   d’Eveline Caduc

 

 

Vous avez toujours eu un sentiment mélangé envers les chacals ? Vous n’avez jamais su à quoi vous en tenir par rapport à ces animaux que vous n’avez que vaguement aperçus dans les illustrations d’un livre pour enfants ou dans une image liée à la mythologie de l’Egypte antique ?  Le roman La Maison des chacals (Editions du Rocher, Paris, 2006) bousculera encore davantage votre horizon d’attente, car il ne vous enseignera point sur la vie des chiens noirs du désert, mais sur ce qu’il y a de plus digne et de plus noble chez les humains : leur désir légitime d’être libres et heureux ensemble.

Le titre a de quoi vous déconcerter, car « la maison » dit l’abri, la paix, la forteresse, le giron, tandis que « les chacals » évoquent, avant tout, les cris effrayants qui transpercent la nuit sauvage des champs désertiques. C’est justement du côté des rencontres inespérées (trop espérées ?) que nous invite le roman d’Eveline Caduc.

Le volume revient sur la blessure commune qui unit l’Algérie et la France, à travers un récit historique présentant la vision de chacun des deux camps sur la guerre qui les a séparés. Comment soigner une blessure et favoriser sa cicatrisation si ce n’est pas par le rapprochement des deux rives de l’entaille, des deux parties prisonnières dans cette déchirure ? C’est dans ce sens que le roman d’Eveline Caduc affirme, avec beaucoup de force et avec beaucoup d’élégance, l’espoir ferme d’une possibilité de co-présence, de co-habitation, de conciliation déclinée sous tous ses aspects.

Le texte de ce roman est la preuve vivante du fait que cette co-existence  est possible. Premièrement, c’est la co-existence  du présent et du passé historique que le volume met en scène, par la description du voyage, pour la première fois depuis 25 ans, du journaliste Philippe Jouannet en Algérie, et par l’évocation de son père, le médecin Albert Jouannet. Le roman fait cohabiter dans un même espace romanesque le projet de scénario que Philippe  emporte avec lui en Algérie et le texte du journal de son père, dont Philippe entreprend, à cette occasion, la lecture : un texte à  écrire et un texte achevé. L’avenir et le passé, réunis dans le présent de la vie et de l’écriture, sous le signe de ces mots de Khalil Gibran, choisis comme épigraphe : « Le passé n’est que la mémoire du présent, l’avenir en est le rêve ». Un autre signe de fraternité et de coprésence se trouve dans ce double exergue: un fragment d’Albert Camus juxtapose ce fragment de Khalil Gibran. Vous direz : « un écrivain français et un écrivain arabe ». C’est vrai, ils sont différents, mais la poésie les unit. Lisons ces lignes du texte de Camus, qui abritent un véritable credo du roman d’Eveline Caduc : « Djémila figure alors le symbole de cette leçon d’amour et de patience qui peut seule nous conduire au cœur battant du monde » (Albert Camus, « Le vent à Djémila » dans Noces). Dès les premières pages, La maison des chacals nous donne à comprendre à quel point vivre c’est vivre ensemble. Le présent met ensemble le passé et l’avenir (dans le texte de Gibran). La vie est une longue et captivante leçon d’amour et de patience (dans le texte de Camus). C’est comme si un auteur traduisait l’autre, car aux remords qui nous hantent et qui viennent de notre passé, nous ne devons répondre que par l’amour. Et pour l’angoisse dans laquelle nous jette l’avenir, la meilleure réponse est la patience. L’amour et la patience dont parle le texte de Camus sont le mode d’emploi du passé et de l’avenir dont parle le texte de Gibran. Le texte de Gibran nous découvre une autre vision sur la question du passé et de l’avenir. Si l’on pense encore que ces deux temporalités ne se rencontrent jamais, qu’hier et demain sont deux grands ennemis, le temps est venu de se détromper, car hier et demain sont à jamais ensemble dans le cœur du présent. Le même présent est capable à la fois de rappeler le passé et de rêver de l’avenir. Autrement dit, les deux sont indissociables, ils s’entremêlent inéluctablement dans les eaux du présent. Le souvenir paisible est le passé regardé avec amour, un rêve serein n’est que l’avenir envisagé avec de la patience.

Le livre d’Eveline Caduc détruit nos préjugés sur les cohabitations impossibles. Il met l’inquiétante étrangeté du paradoxe dans les couleurs juteuses et rassurantes de la fable. Il nous donne plusieurs pistes pour apprendre à vivre ensemble. L’angle philosophique par lequel s’ouvre le livre, par la citation de Gibran, ne fait que traduire, dans une lumière plus limpide, plus droite, plus tranchante,  plus haute, ce que le texte de Camus laissait déjà entendre en termes d’affectivité. Il n’y a pas de dichotomie : la réflexion d’un côté et l’affectivité de l’autre. Détrompons-nous ! Ce n’est qu’un malentendu qu’on pense hériter de Descartes et qu’on traîne avec nous depuis trop longtemps. Les anciens le savaient et il est grand temps qu’on se le rappelle, avec des penseurs comme Bachelard : chacune de nos pensées est intimement imprégnée d’affectivité. Chassez cette vérité par la porte, elle reviendra par la fenêtre. De même que « l’affectivité et la raison » ou « le passé et l’avenir », les gens des deux rives de la Méditerranée ne peuvent pas faire autrement que vivre ensemble. Pour eux, vivre c’est vivre ensemble. Si on leur interdit de vivre ensemble, ils cessent de vivre, ils sont malheureux, ils ne sont plus dans leur véritable chemin, ils sont comme des morts en vie. La vérité est toute simple : essayez de séparer le passé de l’avenir, vous n’obtiendrez que la mort du présent, c’est-à-dire la mort tout court. Séparez dans un être humain son passé de son avenir, c’est comme si vous le poignardez dans le cœur. Il mourra sur le champ. Nous vivons déjà ensemble depuis toujours, c’est la façon d’être de notre vie. Il ne nous reste qu’à en prendre conscience et à considérer ce fait avec beaucoup d’amour, comme un bien précieux.

Pour apprivoiser l’idée d’une telle coexistence, le roman d’Eveline Caduc nous prend par la main et nous la rend perceptible sous plusieurs formes. Il y a le double épigraphe (Camus et Gibran), mais il y a aussi la co-présence de deux langues dans le texte d’un même ouvrage. Le roman est écrit en français, mais plusieurs termes en dialecte algérien viennent avec régularité éclairer ses pages, les remplir de la bonne odeur d’une langue savoureuse, les faire résonner  en harmonie avec la terre qu’elles décrivent, leur donner la consistance et la texture appropriée. Ces mots en algérien sont mis en italiques dans le texte, pour les garder dans  la gloire de leur différence, dans leur intégrité, dans leur majesté. Ils sont le grain de sel sans lequel tous les autres ingrédients ne parviendraient jamais à bien construire le goût du récit.

Il est vrai que les deux langues coexistent dans le texte, mais cette présence se fait en proportions inégales. Effectivement, le roman est écrit en français, mais il suffit d’en parcourir quelques pages pour voir à quel point la langue arabe est à l’honneur. Comme des pépites d’or (de cet or de l’âme et des souvenirs d’enfance auxquels nous initie Eveline Caduc), ces mots écrits en italiques illuminent le texte et lui confèrent une atmosphère particulière, inoubliable, comme dans cette page qui évoque la naissance d’un enfant :

[…] elle avait préféré s’en remettre à la tradition. Elle avait appelé Zobeïd, la qaabla qui habite à l’autre bout du village.

Arrivée en toute hâte, celle-ci avait fixé deux cordes d’une perche transversale de la toiture. Sa fille aînée, qui l’accompagnait toujours dans ces circonstances, avait déposé la ghessa à l’intérieur du trou qu’elle avait façonné dans le sl de terre battue. Bega avait agrippé les cordes de chacune de ses deux mains, les jupes relevées, accroupie au-dessus de la cuvette en bois, elle avait rapidement laissé glisser un beau garçon de sept livres devant une assemblée de femmes et de jeunes filles accourues malgré l’heure tardive.

Zobeïd avait coupé le cordon avec le couteau que, dans sa précipitation, elle avait laissé tomber à terre près du kanoûn . Elle avait pris le bébé dans ses bras et elle l’avait nettoyé, tandis que les quatre jeunes filles de l’assistance allaient s’accroupir sur le placenta, chacune à leur tour, dans l’espoir de s’assurer ainsi une honorable fécondité. Zobeïd avait ensuite enveloppé l’enfant de cotonnades propres et d’une pièce de laine fixées avec une ceinture souple. (op cit, p.21-22)

Le lecteur non-arabophone vient ainsi en contact avec l’étranger et l’étrange, avec l’inconnu. Que peut bien désigner un terme comme ghessa ? Ou khanoun ? Il est soumis ainsi à l’épreuve de l’incompréhension du texte. A lui de faire l’effort de consulter le glossaire de la fin du livre ou bien encore, de consulter ses amis arabophones. A lui de faire le pas vers l’autre. A toi, Français d’Algérie, de renouer sereinement avec la langue de tes souvenirs d’enfance. Ou bien, à toi, Algérien de France, de retrouver avec émotion la langue de tes ancêtres. « Leçon d’amour et de patience »

Je voudrais aussi attirer l’attention sur un autre aspect important de ces mots arabes qui surgissent dans le texte français. Ils sont écrits en lettres latines et leurs graphies essayent de rendre leur sonorité, telle qu’elle a été perçue par une oreille française, comme dans le cas de  cet « Amdoullah ! » (op cit, p. 23) dit sur le pas de la porte (car c’était bien un garçon) et qu’Albert se rappellera toute sa vie. Ces mots remplis de /h/ que le français ne sonorise jamais, mais qu’il aspire souvent (ghessa, khanoun, Amdoullah et d’autres) sont le signe d’un bilinguisme qui fait, petit à petit, son chemin. Ils sont un signe de la cohabitation possible de deux langues, le signe de cette merveilleuse « hospitalité des langues » dont parle Paul Ricoeur. Le français reçoit l’algérien dans sa graphie, il l’adapte, la contorsionne, la modifie de sorte qu’elle puisse accueillir la vocable arabe à rendre. La sonorité arabe souffre à son tour des modifications dans ce processus, mais le commerce des langues fonctionne bien : on marchande, chacun y perd quelque chose, mais en même temps, chacun y gagne quelque chose. Le mot arabe perd quelque chose de sa sonorité d’origine, mais entre dans un texte français. La phrase française, à son tour, assimile un mot étranger, qu’elle intègre bien dans sa syntaxe, mais qui peut la rendre incompréhensible et pourtant, elle assume ce risque.

Une autre forme de cohabitation inattendue, mais très intéressante, qui s’actualise dans La Maison des chacals, est celle des différents genres littéraires qui se partagent l’espace du roman. Journal intime, fable, roman historique, genre épistolaire, document d’archive, ils sont tous harmonisés dans la cohérence d’un discours unitaire. Les juxtapositions qui en résultent sont souvent insolites: que fait la fable, ce genre désuet voir obsolète, au milieu des extraits d’un journal intime, au milieu de cette écriture de soi – genre si prisé par le monde littéraire récent ? Ce n’est pas un anachronisme regrettable, mais un geste heureux qui relie, d’une part, la tradition du conte arabe à la tradition classique des fables de La Fontaine et, d’autre part, fiction et diction. Telle qu’elle est racontée par Albert, l’histoire de la maison des chacals commence ainsi :

Autrefois, sur les Hauts Plateaux, les chacals et les chiens vivaient en bonne intelligence. Bien sur !ils n’avaient pas les mêmes goûts ni les mêmes habitudes. Les chacals aimaient la liberté […] les chiens, eux, n’avaient pas besoin de grands espaces[…]comme le pays était vaste, il y avait de la place pour tout le monde […]  (op cit, 127-128)

Chacals et chiens se réunissaient dans la joie, car « régulièrement, à la pleine lune, ils faisaient une grande fête, tous ensemble dans la maison de la colline » (p. 128) L’allégorie est transparente et même si la fête reste commune et si tout se fait « en bonne intelligence », la maison est désignée, jusqu’au titre, par une référence claire. Elle n’est pas la maison des chiens et des chacals, mais la maison des chacals. Ce n’est pas pour indiquer une séparation des propriétés, mais pour mettre en évidence le fait que nous ne sommes pas dans un rapport statique de possession, mais dans un rapport dynamique d’hospitalité et d’amitié. Il ne faut pas interpréter le syntagme « maison des chacals » que par le verbe « avoir », mais surtout par le verbe « faire » : « jouer, danser, ripailler ».  Nous ne sommes pas dans une utopie, car l’histoire atteste le fait que de temps en temps, un chacal convoitait une poule trop grasse ou bien, un chien, dépassait son domaine. Le monde n’était pas parfait, mais il était viable. L’harmonie se rompt au moment où une race nouvelle de chiens arrivent. ils considèrent que « les chiens et les chacals n’ont rien en commun » (op cit, p. 129) et ils proclament une séparation définitive. Une hyène vient dire aux chacals qu’ils sont plus nombreux que les chiens et qu’ils doivent se battre. Histoire de dire que ce n’est pas la faute des chiens, ni la faute des chacals, mais celle des hommes qui ont apporté une nouvelle race de chiens et de la hyène instigatrice.  Les chiens et les chacals ont été manipulés, la lumière dans la maison sur la colline s’allume de moins en moins, mais l’espoir qu’un jour elle brillera à nouveau de tous ses feux existe toujours : « un jour peut-être un chien avec un autre et puis un autre encore comprendra de nouveau le signal. Peut-être un jour un chacal, ave un autre, et puis un autre, aura envie de faire revivre, avec tous les chacals et tous les chiens des Hauts Plateaux, les fêtes de la pleine lune… » (Idem). La fête est celle des chacals, car il n’y a rien de comparable aux fêtes arabes. Les chiens y sont conviés, mais le signal n’est plus décodé comme il faut. La lumière s’allume, mais la fête n’a plus lieu.

Je m’attarderai encore un instant du côté de cette lumière qui s’allume dans la maison au moment de la pleine lune. Le calendrier musulman est un calendrier lunaire. La pleine lune est un moment de lumière dans la nuit, renforcée par la lumière dans la maison sur la colline, qui est un autre moment de lumière dans la nuit. C’est la lumière des humains qui se met d’accord avec les lois de la nature, avec l’harmonie des astres. La lune pleine est une fête de la nuit, c’est le triomphe de la lumière sur l’obscurité. C’est paradoxal, mais c’est, encore une fois, ainsi : la lumière et l’obscurité de la nuit cohabitent. Pourquoi allumer la lumière dans la maison sur la colline quand il y a la lune pleine ? Il n’y a pas déjà assez de lumière ? Justement, ce n’est pas pour éclairer la maison, mais pour donner un signe de vie et d’amitié.

Un mot sur la maison. Les chacals aiment la vie sauvage, les chiens, animaux domestiques, vivent dans la proximité des maisons pour en assurer la garde. Pourquoi alors une maison des chacals ? Parce que les chiens, même s’ils vivent à proximité d’une maison, ne sont pas les maîtres de cette maison. Ils ne sont pas libres. Les chacals, eux, ne sont pas nourris par un maître, mais en revanche, ils ont toute leur liberté. Si la maison est celle des chacals, c’est pour montrer que les maisons ne sont pas que des prisons et qu’elles peuvent également fonctionner comme des espaces de liberté et de fête. Donner aux chacals les champs sauvages et aux chiens les maisons, voilà un ordre limité et non-viable des choses. Leur vie ne se régénère que dans la joie de la fête, au moment où l’on commence à voir la vie autrement, de façon créatrice, comme une chance, comme un miracle. Si l’on écoute la logique et le sens commun, « une maison des chacals » est un non-sens, car les chacals n’ont rien à voir dans une maison. Les chiens non plus sur la colline « La maison des chacals » est le terrain d’entente, le juste milieu, l’espace de la fête et de la joie, l’espace où les uns peuvent prendre, sans violence, la place des autres, l’espace où l’on peut jouer et créer, innover et améliorer la vie.  Un espace pour lequel chacun y met du sien : les chacals y mettent la liberté de la colline, les chiens mettent l’idée de « maison » qui leur est si attachée (le chien est un animal de maison). La maison des chacals symbolise un ordre meilleur des choses, un ordre où chacun transgresse ses habitudes et ses contraintes: les chiens ne sont pas censés garder cette maison, ils viennent juste pour faire la fête, les chacals ne sont pas censés s’approcher d’une maison, ils y entrent maintenant et donnent le ton de la fête. Il s’agit seulement d’apprendre comment vivre les uns avec les autres.

Les chacals et les chiens sont des frères, des représentants d’une même espèce d’animaux. Ils sont pourtant associés à des préjugés qui les mettent en opposition. On craint le chacal, car on ne le connaît pas, on l’associe trop à la nuit et au désert ; on apprécie le chien et on en fait un animal de compagnie, l’ami de l’homme. Il serait intéressant et bénéfique d’aller au-delà des préjugés et de faire, de nouveau, la fête dans la maison des chacals.

La maison des chacals n’est pas seulement l’élément central d’une fable. La légende d’une maison des chacals et la réalité tissent leurs fils ensemble dans certaines lignes du roman :

A la fin du récit, Rachid a demandé si la maison existait vraiment.
–   Mais oui ! C’est la petite maison abandonnée sur la première colline, à l’est de l’Armandière. Comme Rachid ne parvenait pas à la situer, Philippe lui a spontanément proposé d’aller la lui montrer » (op cit, p. 228)

Mais la maison semble avoir été démolie, pour faire la place à une route.

Quant à la maison des chacals, elle avait du gêner les ingénieurs chargés de l’aménagement du territoire, car une langue de terre brune creusait maintenant la colline à l’endroit où Albert Jouannet avait vu les chacals et les chiens danser ensemble sous la lune. La route n’était pas encore achevée. Le soleil, qui déclinait vite à cette heure, lançait un dernier éclat sur la vitre du bulldozer abandonné tout en haut. (op cit,  p. 230)

La maison des chacals a disparu, pour laisser se construire une route qui, pour l’instant, n’existe pas, car les travaux se sont arrêtés. Même si les fêtes avaient cessé depuis longtemps, tant que la maison était debout, il y avait toujours l’espoir qu’un jour elles seraient reprises. Cet espoir est maintenant réduit en morceaux, invisible, abandonné, comme le bulldozer. On remplace la maison par une route, l’habitation par le chemin, le fait d’être quelque part, chez soi, par l’errance et la perte d’identité. Les chemins sont bons tant que le retour est possible : le retour chez soi, la paix avec soi-même. Quand il n’y a plus de « chez soi », il n’y a plus de retour. Comment « être » dans telles conditions ?

J’insiste sur cette image de la maison démolie en vue d’une route, car elle me paraît très significative pour le destin de cette idée généreuse que soutient le roman d’Eveline Caduc : il est possible et il est bien que des gens différents vivent ensemble et se retrouvent autour d’un chez soi commun. Cette idée naît en rapport avec une forme d’habitation, mais si la kasbah n’est plus là et si sa place est prise par l’image d’une route abandonnée, quel sera l’avenir de cette idée ? Le roman défend le rêve d’une « maison des chacals », mais qui prendra la relève pour la défendre contre l’image de la route abandonnée ?

Le roman nous donne l’image de la maison des chacals, mais pour faire durer cette image malgré la construction de « la route », la nécessité d’un autre moyen s’impose. Ceci pourrait être une image-mouvement ou une image-temps, un film donc.

Le titre de cet article affirme que le roman attend son film, mais le scénario  du film et le texte du roman coexistent déjà sous la forme du volume La Maison des chacals. C’est une dernière forme originale de co-habitation sur laquelle nous réclamons votre attention. Le roman est écrit comme un film. Parmi les éléments qui témoignent de cette écriture cinématographique, nous signalons son découpage en plans-séquences, l’accent qu’il met sur l’association des images et des mouvements, l’importance accordée aux personnages qui portent l’histoire et aux couples d’amis qui se forment, symétriquement, d’un bout à l’autre du roman, mais aussi les flash-back déclenchés par le voyage en Algérie et par le journal d’Albert.

Comment relever le défi de faire un film à partir d’un livre qui en contient déjà un ? Sera-t-il fait par un « tiers », comme la journaliste Giulia Gismondi, le personnage du livre ? Ou bien, réussira-t-il à donner corps à son rêve et à réunir deux réalisateurs différents, d’une rive et d’autre de la Méditerranée, dans une co-production ? Deux réalisateurs qui sauront construire leur propre amitié, leur propre « leçon d’amour et de patience ».

Nous sommes en 2010 – l’année Camus. Ce n’est peut-être pas le fait du hasard qu’un personnage central du roman La Maison des chacals se prénomme Albert. Le livre d’Eveline Caduc s’inscrit dans la lignée de l’idéal d’humanité affirmé par Albert Camus. Par ailleurs, son personnage part sur les traces de son père afin de mieux se connaître, de la même façon que  le personnage du Premier homme (le dernier roman de Camus, resté inachevé). Autant dire que l’amour et la vérité ne sont pas des histoires à enterrer, mais à reprendre et à assumer jusqu’au bout et, surtout, à transmettre aux fils, pour les aider, un jour, à vivre.

Lorenzo Neri