Écritures de femmes entre rêve et résistance : Mère/fille-fille/femme, l’héritage des mères ou la transmission refusée dans la littérature algérienne en langue française (1990-2010)

Pour traiter ce sujet,  je vais faire quelque chose qu’on ne doit jamais faire dans une étude littéraire, distinguer la forme et le fond :

– le genre, les procédés d’écriture et le style de ce que l’on pourrait appeler une écriture de femme d’une part,
– le fonds ou  « contenu » d’autre part : l’héritage des mères ou la transmission refusée ;
– et le sens que l’on peut donner à ce fond que porte chaque fois une forme singulière.

I – Peut-on parler d’une écriture d’homme et d’une écriture de femme ?

 
Je pars de l’affirmation de Marcel Proust dans Le Temps retrouvé:

L’homme est l’être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu’en soi et en disant le contraire ment [1]

Dans la langue française, on le sait, le mot homme, même avec un h minuscule, et surtout lorsqu’il est précédé de l’article défini, désigne généralement tous les êtres humains – hommes et femmes -. Et, comme toute oeuvre littéraire prétend d’une certaine façon à l’universel, ne doutons pas que Proust ait bien voulu désigner ici l’être humain en général. Et un peu plus loin le nous de la contrepartie qu’il propose à cette formule nous loge bien tous  – hommes et femmes –  à la même enseigne :

… par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune [2].

Ce serait donc seulement par l’art que nous pourrions connaître le monde de l’autre: par le poème, le tableau ou la musique qu’il aurait composés? Et tous ceux, l’immense foule de ceux qui n’ont pas fait oeuvre d’art ,  il serait donc impossible de connaître leur monde ? L’amour, le véritable amour de l’autre, celui qui n’est pas amour de soi dans l’autre prouve le contraire. Des femmes, et en particulier des mères, en témoignent . Et il n’est pas nécessaire de prendre le cas extrême de la mère d’un autiste dont l’amour parvient à extraire son enfant de sa bulle de non-communication et à l’inciter à s’exprimer, la mère qui n’a pas plaqué sur lui son propre désir ou la représentation personnelle qu’elle s’est faite – la sienne ou celle de la tradition –  de  ce que devait être son enfant, celle qui a simplement repris à son intention l’injonction de Nietzsche « deviens ce que tu es ».

La formule de Proust ne concerne donc pas tous les êtres humains mais elle concerne surtout les hommes et d’abord l’homme qu’il est, lui, Marcel Proust, avec son roman familial particulier et cette jalousie  maladive qui lui fait imaginer tout un roman des possibles dès que l’être aimé échappe à son contrôle. Mais un Marcel Proust aussi qui a si bien su connaître de l’intérieur le monde d’Elstir  en contemplant ses tableaux ou celui de Vinteuil en écoutant  sa « blanche sonate » et qui a si bien su  donner en mots un « équivalent spirituel » du port de Carquethuit et de la  petite phrase de Vinteuil  .

Disons alors, que si dans la première partie de  son  affirmation « par l’art seulement », le mot seulement est contestable, la seconde  avance une proposition très importante: en effet, si c’est essentiellement par sa création que  l’artiste  nous transmet  ce qu’il connaît du monde, du réel, ou de lui-même,  nous pouvons en inférer que  créer c’est  connaître  et que la forme d’une œuvre  porte le rapport au monde de celui qui l’écrit. La différence de leur rapport au monde peut donc expliquer la différence de forme entre deux œuvres – celle d’un homme et celle d’une femme et justifier peut-être la distinction qui est faite ici entre une écriture d’homme et une écriture de femme.

 C’est ce que je voudrais montrer maintenant en comparant  deux importants romans algériens en langue française publiés tout récemment à quelques mois d’intervalle:  celui d’un homme – Le rapt d’Anouar Ben Malek (Fayard, 2009) –  et celui d’une femme  – Puisque mon coeur est mort de Maïssa Bey (L’Aube, et Barzack 2010) – . Ces deux romans renvoient, chacun à sa manière, aux années noires de l’Algérie : la décennie 90. Ils ont un même point de départ : en période de grande confusion (qui tue qui ?), dans une Algérie marquée à la fois par le terrorisme islamiste et le double jeu d’un pouvoir corrompu, la disparition d’une fille ou d’un fils.

Un jour comme un autre, entre les gestes du quotidien avec son lot d’habitudes et de contraintes, de petites manies mais aussi de rêveries ou de méditations vagues sur la vie comme elle va, l’horreur soudain d’une découverte : l’enlèvement ou le meurtre d’une fille ou d’un fils.

Un même point de départ dans un même contexte et, à la fin, une même conclusion plus ou moins explicite: l’impossibilité de compenser soi-même le crime par le châtiment, une mort subie par une mort infligée en remplaçant, volontairement ou non, une injustice par une autre.

Orientation qui place les deux romans dans la lignée d’une œuvre universelle : celle de Dostoievski. Mais le rapprochement s’arrêtera là car la situation du narrateur d’Anouar Ben Malek et celle de la narratrice chez Maïssa Bey  sont complètement différentes. Dans Le Rapt, le narrateur peut garder l’espoir jusqu’au bout alors que, du fait de la mort de son fils, la narratrice de Maïssa Bey  est dès le début définitivement privée d’espoir. Différence fondamentale qui a des répercussions dans les deux compositions romanesques : Puissance de la construction dramatique d’un récit à rebondissements dans Le Rapt où le « je » du père peut devenir un « il » sous le regard d’un autre « je » . Lyrisme monocorde d’un dialogue fictif avec son fils dans l’adresse à l’absent où s’enferme la mère chez Maïssa Bey.

Anouar Ben Malek distribue en trois parties les nombreux éléments de son « roman inspiré par une histoire vraie ».

Après la scène comique sur laquelle s’ouvre la première partie –  l’observation par le narrateur, Aziz, au « cynisme quasi biologique », d’un accouplement entre deux singes bonobos au moment où s’annonce une visite officielle dans le zoo où il est employé –,  l’annonce de la disparition de sa fille, Shéhérazade, précipite le récit dans le drame. Et toute cette première partie est régie par la progression de l’angoisse chez les parents de la victime  ( Aziz / Mériem) et ses grands-parents (Mathieu/ Latifa) à mesure que s’établissent les contacts téléphoniques avec le ravisseur et que ses menaces de fou se radicalisent. On apprendra à la fin qu’il est le fils du cantonnier de Mélouza assassiné 50 ans plus tôt avec presque tous les membres de sa famille, dont une petite fille âgée de quatre ans et prénommée Shéhérazade.

La deuxième partie installe une autre histoire : celle du grand-père, Mathieu le Breton, des coups tordus et des tortures auxquels il a participé pendant la guerre pour l’indépendance de l’Algérie. Le rapt serait donc l’effet d’une vengeance exercée sur sa famille 50 ans après le drame de Mélouza.

La troisième partie rassemble les deux composantes de l’histoire en faisant retour au présent avec le meurtre de l’indicateur de police Si Abdou, le quasi-suicide de Mathieu qui précipite sa voiture contre une mosquée, la mort de Mériem qui tentait de tuer elle-même le ravisseur de sa fille et la libération finale de Shéhérazade qui obtient de faire renvoyer dans leur pays natal les singes du zoo offerts à l’Algérie par la République démocratique du Congo, récemment passée maîtresse dans le terrorisme d’État.

Voilà donc en 513 pages et à la façon d’un roman policier, une histoire bien ficelée composée par un écrivain qui sait jouer avec l’humour et l’ironie.

II – Genre, sous-genre, ton et procédés privilégiés dans une écriture de femme.

En revanche, entre un prologue et un épilogue en forme de thrène , ce sont de véritables poèmes en prose que l’on retrouve parmi les 50 séquences du roman de Maïssa Bey.

On me parle de réconciliation. On me parle de clémence. De concorde. D’amnistie. De la paix retrouvée, à défaut d’apaisement. À défaut de justice et de vérité.
Alors je cherche.
Je cherche partout.
Dans la trace des sillons sanglants sur les joues des mères.
Dans leurs mains refermées sur l’absence.
Dans le regard des filles violentées.
Dans les gestes hésitants d’un père qui vacille faute de pouvoir s’appuyer sur l’épaule d’un matin pour affronter le jour.
Je cherche comme on chercherait un brin d’espérance parmi les herbes sauvages qui envahissent des cimetières.
Dans le désastre des nuits.
Dans les tressaillements des jours.
Dans les silences grevés de cris étouffés.
Dans les ruines calcinées qui parsèment nos campagnes.
Mais je n’entends que le bruit sec des armes que l’on recharge et le crissement acide des couteaux qu’on aiguise. »

 (« Mots I » p. 37 et 38)

Dans les 254 pages de Puisque mon cœur  est mort, la romancière plonge la narratrice, Aïda,  dans les profondeurs d’un deuil impossible à faire. Après l’assassinat de son fils par un de ceux « qui se sont arrogé le droit d’exécuter des sentences divines fabriquées par des esprits malades » elle dit d’abord le poids d’une double culpabilité : « n’avoir pas su te protéger et surtout me dire que je suis peut-être à l’origine de ta mort » (p. 35). Aïda tourne et retourne ses questions sans réponse dans l’appartement où elle  s’enferme sans volonté autre que celle de rester auprès de l’absent par la parole et l’écriture qui la porte, ou dans les simples aller-retour au cimetière où elle retrouve d’autres « sœurs  en détresse », d’autres mères d’enfants assassinés, d’autres femmes, épouses, filles ou sœurs de victimes du terrorisme. Il y aura donc peu de personnages autour d’elle si ce n’est ceux qui l’entretiennent de son fils Nadir comme Assia, la jeune étudiante en médecine  qu’il aurait pu épouser et Hakim, son ami, son alter ego auquel Nadir ressemblait tant. Or, précisément Hakim vient lui apprendre que Nadir avait été tué par erreur, à la suite d’une confusion. Son assassin, un repenti amnistié et récemment remis en  liberté, en a témoigné. C’était lui, Hakim, le fils du commissaire de police que les islamistes cherchaient à abattre. Or l’une de ses « sœurs  en détresse », Keïra, sait où habite l’assassin de Nadir. Aïda pourra donc venger la mort de son fils. Mais, comme ce fut le cas pour Ajax, le héros de Sophocle frappé par la folie, une coalition de forces détournera son bras et lui fera tuer un innocent : l’alter ego de son fils.

Dans la perspective choisie pour traiter le sujet,  dans la structure de leurs deux romans comme dans leur écriture, Anouar Ben Malek et Maïssa Bey  donnent donc, à partir d’une même expérience d’une vie douloureusement marquée par le terrorisme, deux productions romanesques aux caractéristiques sensiblement différentes: intensité dramatique d’un roman policier qui sait jouer de l’humour et même de l’ironie pour Le Rapt  etpoésie lyrique qui rappelle la tragédie grecque dans  Puisque mon cœur  est mort. Ces particularités me semblent pouvoir différencier  une écriture au masculin dont ou peut retrouver les caractéristiques  chez Boualem Sansal (Le serment des Barbares) ou chez Yasmina Khadra (L’Attentat) d’une écriture au féminin à laquelle nous nous limiterons désormais et dont voici d’abord quelques exemples pour la thématique qui nous occupe de 1990 à 2010.

Remarquons d’abord que cette différence commence dans le choix entre la fiction (roman ou récit) et le témoignage personnel porté par le « je» de l’écrivain (mémoires, poème, journal ou un certain type de nouvelles). Durant ces vingt dernières années, les femmes ont été de plus en plus nombreuses à prendre la parole et à écrire plus particulièrement sur le cauchemar entretenu par le terrorisme [3]. Mais, par rapport au nombre d’œuvres  publiées, on constate qu’elles entreprennent plus rarement que les hommes de construire une fiction romanesque, à quelques exceptions près comme Malika Mokeddem (Des Rêves et des assassins, 1995), Latifa Ben Mansour (La prière de la peur, 1997), Hawa Djabali (Glaise Rouge, Boléro pour un  pays meurtri, 1999),  Leila Hamoutène (Sang et Jasmin, 2000),  Assia Djebar (La Destruction de la langue française, 2003), Ghania Hammadou (Bab Errih La porte du vent,  2004),  Zineb Labidi (La Ballade des djinns, 2004) ou Maïssa Bey Bleu Blanc Vert (2006). Mais la nouvelle semble mieux leur convenir pour rendre sensible le désarroi de tout un peuple devant les violences sans nom des années noires. Ainsi par exemple les courts textes rassemblés par Leila Hamoutène dans Abimes (1992) ou deux  nouvelles de Leïla Sebbar dans son recueil intitulé La Jeune fille au balcon (1996), le recueil d’Assia Djebar Oran Langue morte (1997) ou celui de Maïssa Bey Sous Le jasmin la nuit (2004) ou d’autres encore.

La différence est aussi dans le ton. Les femmes développent le plus souvent l’évocation de moments douloureux, le témoignage de scènes vécues, l’histoire tragique des victimes dans des textes naturellement marqués par le lyrisme de la douleur et de la déploration (élégie ou complainte).

III – Une thématique spécifiquement féminine

Mais si l’on peut dire qu’il y a autant d’écritures que d’écrivaines, il y a assurément une thématique féminine qui commence à se dessiner durant ces 20 dernières années et qui se développe de plus en plus autour d’une réflexion sur les causes de ces violences. Et c’est la mère que la fille interroge. La mère qui se plie toujours aux règles imposées par la tradition et, si besoin est,  facilement rappelées par le père qui y trouve son compte puisqu’elles légitiment son pouvoir. C’est la mère qui reproduit de génération en génération le culte du garçon au détriment de la fille . C’est la mère qui élève le garçon en lui inculquant le caractère naturel de ce statut privilégié qui lui fera avoir autorité sur sa future femme, et sur sa sœur si le père vient à disparaître avant qu’elle ne soit mariée. C’est la mère qui entretient ce système où le garçon a conscience qu’il a tous les droits : statut qu’il s’efforcera bien sûr de conserver au nom de la tradition, même s’il doit pour cela s’interdire tout esprit critique et étouffer en lui tout sentiment de compassion. Or elles sont nombreuses à dénoncer cette sujétion de la mère, son obéissance aveugle à des règles dont la rigueur n’a rien de commun avec un islam éclairé qu’elles ont pu découvrir par elles-mêmes. Et elles répètent dans leurs œuvres  que ces lois qu’on leur exhibe ne sont pas les lois de l’islam mais celles d’un temps d’avant et d’un Orient mythique. Certes la tradition est importante pour définir leur identité, mais elles ne doivent pas se laisser  enfermer, au nom de la tradition, dans des principes qui sont incompatibles avec l’évolution du monde moderne. Cette dénonciation du rôle que joue la mère dans l’éducation des fils conduit de nombreux écrivaines à rejeter tout l’héritage qu’elles en ont reçu.

Comme  Warda le personnage de Sang  et Jasmin,  chacune se dit que sa mère avait déjà dû souffrir elle-même de ce statut d’inférieure dans lequel on l’avait élevée et celui d’éternelle mineure dans lequel elle était condamnée à rester tant qu’une belle-fille ne viendrait pas la remplacer dans ce rôle :

les filles restaient à la maison, on les mariait très vite, elles iraient rejoindre les rangs des femmes insatisfaites, elle-mêmes incapables d’amour même pour leur progéniture. Ma mère en était l’exemple. Certes, elle avait dû souffrir…

et Warda ajoute : « mais alors pourquoi vouloir reproduire cette injustice ? » [4] Et elle remet en question tout l’attirail de formalismes sociaux et de pruderie officielle que la mère entend lui transmettre.

Dans  Bleu Blanc Vert, le roman de Maïssa Bey, Lilas repoussera doucement, mais de façon de plus en plus déterminée, les contraintes que s’était imposées sa mère délaissée par son mari : le respect des conventions qui exigent le silence, l’attention au « qu’en dira-t-on » et, avec l’hypocrisie qu’il implique, tout l’ensemble des gestes et des pratiques auxquels il faut se livrer pour ne pas attirer la réprobation de la famille ou les commentaires désobligeants des voisines.

Pour Fadéla M’Rabet, il en va différemment puisque qu’elle a l’autorisation du père, un lettré qui a  reconnu les capacités de sa fille et qui entend lui faire poursuivre des études.

Baba, son père, un ancien élève de la Zitouna de Tunis, un  ami de Ben Badis  passeur d’un « Coran humaniste et universaliste qui n’est jamais entré en conflit avec l’enseignement  […] de l’école française », Baba « que le colonialisme avait acculé au commerce parce que les lettres arabes, ses lettres de noblesse, n’avaient pas cours dans l’Algérie colonisée », Baba a cependant un jour cette réaction inattendue qui rappelle que l’homme a toujours conscience de sa supériorité et de son pouvoir sur les femmes de sa maison : sa fille comme sa femme :

C’était le soir. Nous étions sur la terrasse, Rachida venait d’avoir 21 ans. J’en avais 16. Je lui lançai en riant : « Alors, tu es libre, maintenant ! » Mon père se leva d’un bond et me gifla : parce que tu as un peu d’instruction, tu ne te sens plus ? ricana-t-il. Mais tu le dois à qui ? je peux du jour au lendemain te renvoyer au néant. C’est par ma volonté et par elle seule que tu existes ! Sans moi, tu n’es rien, tu ne seras jamais rien ! Sache que, moi vivant, tu n’auras jamais ta majorité ! »(p.74) Et sa mère le lendemain se contentera de lui transmettre la décision de son père : il la  retirerait du lycée si elle récidivait « ses insolences.

La menace pour une fille de rester enfermée dans la maison pèse donc toujours au-dessus de sa tête. Mais dans son cas, cela n’aura été qu’un moment passager, et les récits de Fadèla M’rabet font surtout l’éloge  de l’intelligence lumineuse, de la générosité et de l’ouverture aux autres qui rétablissent l’harmonie rompue dans le monde de l’enfance ou le cercle de famille.

 En revanche, à l’extérieur elle a bien vite découvert, dans l’homme, une violence qui la terrorise. Autrefois, sous le système colonial qui ne reconnaissait ni la langue ni la culture du colonisé, c’était le déni de l’autre dans sa singularité. Depuis l’indépendance de l’Algérie, c’est le pouvoir que l’homme continue d’imposer à la femme. En d’autres termes, si le colonisé a été l’Autre du colonisateur, la femme reste toujours l’Autre de l’homme.

Et ce pouvoir l’homme l’impose au nom d’un Islam intolérant et réducteur dont les principes sont toujours repris par le code algérien de la famille malgré les quelques édulcorations qui y ont été introduites depuis 1984.

C’est en scientifique – Fadéla M’Rabet est biologiste de formation – qu’elle observe le phénomène chez l’Algérien, qu’elle en analyse les causes et leur enchaînement, et c’est en sociologue qu’elle invite à y remédier d’urgence.

Il a la haine de soi parce qu’on lui a inculqué la haine du sexe. En même temps, on lui a donné une éducation machiste, qui glorifie la force, la virilité. La virilité, pour la plupart des hommes, c’est le sexe. Dans ce contexte de machisme et de haine du sexe, la sexualité n’est pas une activité ludique. Le sexe, c’est la guerre, où le mâle impose sa loi à plus faible que lui. Il se comporte comme un violeur de guerre. Il va vers la fille comme il va à la guerre. Pour nier l’autre, pour l’avilir, pour le détruire, pour le tuer. Et par l’intermédiaire de la femme, il piétine ainsi toute sa famille, toute sa tribu. Dans sa jubilation, les sentiments de sa partenaire ne comptent pas. Elle n’est que le lieu d’assouvissement jubilatoire de ses pulsions de destruction, de haine. [5].

Sous la forme d’une vive diatribe contre l’homme de toutes les sociétés musulmanes (au Mali, en Syrie, en Iran, en Algérie ou ailleurs) [6] qui cherche, si ce n’est toujours à détruire, du moins à asservir la femme par toutes sortes de procédés humiliants (injures, coups, excisions, enfermement ou autres ensevelissements sous voiles) elle prend la défense de la femme et l’appelle à la révolte au nom de sa dignité et de son authenticité. Anecdotes significatives narrées sous forme paratactique dans des phrases brèves, expressions frappantes, oppositions rapides, comparaisons efficaces concourent à imposer la conclusion de l’analyse : la nécessité de constituer un système de défense à l’échelle de la société tout entière. » [7]

Et sa conclusion reprend finalement l’enseignement de sa grand-mère,  Djedda, « qui m’a montré que la vie est plus importante que les hommes » [8].

IV – Le sens retrouvé ou l’enseignement de la grand-mère

Djedda, c’est d’abord une sensualité en accord avec le monde. C’est au jardin, aux terrasses ou aux cuisines, toute la poésie sensuelle des fragrances de la fleur d’oranger, du jasmin, de l’anis ou de la coriandre. Dans les clartés tournantes des robes longues, des foulards de couleur, du khôl ou du henné, dans le cliquetis sans fin des bracelets d’or ou des anneaux de pieds, l’éloge se déploie « pour fêter une enfance » [9] dans la maison haute, toutes portes ouvertes sous le signe de la qâabla,  «grande prêtresse, déesse de la maternité et de la vie », « très belle et très pulpeuse », toujours « maîtresse de son corps »,  «  irradiée de joie et de santé», « équilibrée et rayonnante d’amour » pour ses enfants et les enfants de ses enfants.

Et l’écriture de Fadéla M’Rabet est celle d’une fille sensible à la beauté du monde au petit matin, lovée dans la chaleur des bras de femme, ceux de sa grand-mère,  Djedda, première levée ou encore debout si elle vient d’aider une femme à accoucher.

Au gré de ses associations d’images, elle déroule sur trois modes – la poésie, l’analyse ou la diatribe –  les fils de ce qui pourrait être une autobiographie d’éternelle insoumise: une promenade rêveuse dans les lieux de son enfance sous la protection de Djedda, « déesse tutélaire de la tribu. Telles ces divinités du Maghreb qu’a supplantées  le Dieu unique et masculin de l’Islam » [10] , et un témoignage sur la femme algérienne et sur toutes celles qui vivent sous la loi des hommes dans les sociétés musulmanes.

D’un bout à l’autre, le  «  je » enchaîne habilement  souvenirs et documents, éléments autobiographiques et commentaires sur le présent ou rêves d’avenir. La narratrice a plusieurs voix et, partant, plusieurs modes d’expression qui font les différentes tonalités d’une écriture toujours sobre d’effets où la forme brève, qui sait jouer de l’ironie, est privilégiée.

En revanche c’est dans un véritable roman qu’ Hawa Djabali fait évoluer  l’héroïne de Glaise Rouge. Après avoir quitté l’appartement d’une mère aimante mais soumise à ses fils [11]  où elle se sentait :

Enfermée dans les mentalités, enfermée dans l’œil  de son fiancé, bloqué dans cet appartement parce qu’elle n’a rien à faire dehors »(p.17), la Jeune Fille parvient dans l’univers de la Grand-Mère : « un jardin bleu qui grimpe comme un fou la colline et travaille ses ocres de secrets et de rêves. Les pierres bleues du bassin qui s’accroche à la source sont débordées de touffes fleuries, de fleurs d’eau. Il en est de précieuses, d’éphémères, de vigoureuses ; il en est de drues, de tombantes, et la plus minuscule s’étend en tapis : myosotis. […]

Qu’avons-nous dit au jardin bleu ?

Tu m’as parlé de l’indigo, de pays bleu, de ciel appuyé sur le sable, de pays entièrement fabriqués de ciel déposé sur les dunes et les pierres ! » (p.31)

Elle connaît aussi les plaisirs de l’eau pure dans la grotte où, en sa compagnie, elle se baigne nue sans se soucier d’être regardée. C’est  une fête de la sensualité heureuse, épanouie et la Jeune Fille retrouve avec la Grand-Mère :

Un passé proche où la dureté de la loi religieuse, la tyrannie de la loi coutumière devaient encore subir la loi des femmes, l’envie des femmes, le corps des femmes, un temps où le désir sans l’acte était permis… Dans son temps à elle, ce sont les femmes qui tremblent d’être surprises comme si elles risquaient de se mettre en faute, alors que pour la Grand-Mère c’est  « tant mieux pour lui ! »  Et l’assurance tranquille d’un espace féminin sacré. (p.36)

Assurance tranquille que la Grand-Mère conservera jusque dans la mort violente et qui fera conclure à la jeune Fille que désormais « il fallait faire son métier de Femme : rester debout» [12] pour résister à toutes les oppressions : «  Elle pensa que sa colère ne devait pas fléchir, qu’elle la voulait longue, parfaitement calme, solide, inusable, prête à saisir le bon moment. » (p.123)

Si Lilas, l’héroïne de Maïssa Bey dans Bleu Blanc Vert, n’a pas de grand-mère pour l’entraîner, elle continue cependant elle aussi de résister à l’injonction d’avoir à se voiler quand la montée sournoise des interdits religieux se fait de plus en plus violente:

Désormais, nous ne sommes plus que quelques-unes dans l’immeuble à faire de la résistance [13] (p. 244).

Les femmes d’ Algérie qui écrivent en langue française durant ces vingt dernières années ont donc pris la parole pour toutes celles qui n’en ont pas le pouvoir. Dans leurs écrits, elles entendent porter un témoignage pour se libérer et libérer aussi l’ensemble des femmes dont elles se sentent solidaires. Les filles refusent l’héritage de contraintes diverses qu’a constitué leur mère. Et c’est en la personne de la grand-mère qu’elles retrouvent parfois la liberté, la plénitude de la  joie dans la nature et le plaisir des sens dont la mère, relais du père, leur avait empêché ou interdit l’accès. C’est aussi parfois grâce à la grand-mère qu’elles peuvent retrouver le sens d’un combat à mener, quel qu’en soit le risque.

Et puisque,  comme l’a dit Kateb Yacine : « une femme qui écrit vaut son pesant de poudre»  elles continuent, à juste raison, de croire au  pouvoir qu’ont les mots de faire changer le monde. Leurs meilleurs écrits constituent la littérature engagée de notre temps.

Que la langue française dans laquelle elles ont choisi de s’exprimer puisse leur être langue d’une utopie active, comme elle a pu l’être pour d’autres par le passé !


 

[1] À la Recherche du temps perdu, éditions Gallimard, collection  de la pléiade 1954, texte établi et présenté par Pierre Clarac et André Ferré t.III p.450
[2] ibidem p.895
[3] c.f. Farida Boualit (sous la direction de) Paysages littéraires algériens des années 90 : témoigner d’une tragédie ? éditions de l’Harmattan.- Université Paris-Nord., 1999
[4] Leïla Hamoutène : Sang  et Jasmin (roman) ed. Marsa Algérie Littérature Action no 43-44 (septembre-octobre 2000), p.46
[5] ibid. p.74-75
[6]  Une femme d’ici et d’ailleurs « La liberté est son pays »,  éditions de l’aube, 2005
[7] Une Enfance singulière,  éditions Balland, 2003
[8] Une enfance singulière p.116
[9] L’expression est empruntée au titre d’un poème de Saint-John Perse
[10] Une Enfance singulière, p.109
[11] Hawa Djabali Glaise Rouge , boléro pour un pays meurtri.,  ed Marsa Algérie Littérature Action no 3,  1999.

« Sa mère l’aimait. Elle avait peur pour elle, peur qu’elle ne rate sa vie autrement que par le mariage, peur qu’elle rate ses études, ses enfants,  sa réputation. La seule façon, pour elle, de ne rater que le moins de choses possibles, c’était de rester vierge et de passer ses soirées à la maison. Sa mère était cohérente et angoissée, une grosse dame que le veuvage avait vouée au célibat et à la couture, une femme pleine d’envies abîmées, d’humiliations et de pessimisme, à qui ne restait que la tendresse des mains, le culte de l’argent et la fierté bien portée d’un courage physique et moral jamais en défaut. » (p. 14)

[12] Aux Antilles aussi, l’héroïne de Simone Schwarz-Barth, la petite Télumée, que sa mère a laissée pour courir le monde avec son amant, apprend la vie à la suite de sa grand-mère, Reine sans nom, dont les  ancêtres venus d’Afrique, « furent esclaves en cette île à volcans, à cyclones et moustiques, à mauvaises mentalités  » (p.11). C’est d’elle qu’elle apprend à chercher ce que signifie exactement cela : « être une femme sur la terre » (p. 159) et c’est d’elle que Télumée reçoit en derniers mots:

« écoute, les gens t’épient, ils comptent toujours sur quelqu’un pour savoir comment vivre… si tu es heureuse, tout le monde peut être heureux et si tu sais souffrir, les autres sauront aussi… chaque jour tu dois te lever et dire à ton cœur : j’ai assez souffert, et il faut maintenant que je vive, car la lumière du soleil ne doit pas se gaspiller, se perdre sans aucun œil  pour l’apprécier… et si tu n’agis pas ainsi tu n’auras pas le droit de dire : c’est pas ma faute, lorsque quelqu’un cherchera une falaise pour se jeter à la mer… » Pluie et vent sur Télumée Miracle  p.175,  éditions du seuil 1972

[13] Maïssa Bey Bleu Blanc Vert, éd. l’Aube 2006, p.244