Un futur pour héritages déterritorialisés

Un futur pour héritages déterritorialisés [1]

La traduction ou la quadrature du cercle ! Ce vieil adage se voit une fois encore confirmé ici entre les titres français et anglais du colloque de Tallahassee – Brassages Franco-Maghrébins  Franco-Maghrebi Crossings – puisque Brassages et Crossings ont des acceptions différentes dans l’une et l’autre langue.

Le français brassage est un substantif tiré du verbe brasser provenant de deux mots du latin populaire : braces = malt (céréale – surtout orge – germée et séchée) et *bracium (en fait bracchium) = bras.

Le premier sens de brasser est :faire macérer le malt dans l’eau pour préparer le moût qui sera soumis à la fermentation. Et le deuxième sens : mélanger en remuant (comme on le fait pour les constituants de base de la bière).

Le brassage désigne donc l’action de mêler en remuant alors que l’anglo-américain crossing (source Webster’s) désigne l’action de croiser, de contrecarrer, d’hybrider, depasser à travers, de passer entre.

Ma communication se situera dans le champ de signification commun aux deux termes brassage et crossing en considérant que le résultat de leur action est

– un produit différent de chacune de leurs composantes,

– un produit différent de leur addition,

– un autre où  se rassemblent  leurs composantes.

C’est donc le produit d’un autre hybride, d’un nouveau réel  qui a ses caractéristiques propres, ses virtualités à développer et des normes spécifiques qui le libèrent des idéologies dominantes.

Eléments théoriques : l’hybridation, la déterritorialisation, le post-national et les communautés imaginées

L’important travail de Homi K. Bhabha tardivement traduit en français sous l’intitulé Les lieux de la culture. Une théorie post-coloniale a bien montré comment se fait cette hybridation culturelle qui génère « un Autre en devenir » dans un entre-deux ou un tiers-espace entre plusieurs éléments en déplacement : l’ancien entre-deux du colonisateur et du colonisé ou le tiers-espace au sein des minorités de la diaspora.

Alors qu’en 2008 les 191 millions de migrants forment 3 % de la population de la planète et qu’à travers une situation minoritaire s’élabore une sorte de citoyenneté mondiale, Bhabha a déjà montré comment se constitue « une culture internationale, fondée non pas sur l’exotisme du multiculturalisme ou la diversité des cultures, mais sur l’inscription et l’articulation de l’hybridité de la culture »( Bhabha 2007 :83), et que « les idées culturelles et politiques se construisent par un processus d’altérité »(Bhabha 2007 :273).

Et le type de productions culturelles qu’il analyse dans sa démonstration n’est pas lié à un territoire particulier mais il apparaît partout où se rencontrent des migrants venus de pays différents, de cultures différentes. Leur dissémination dans la diaspora les a dissociés des nations.

Dans ce processus de déterritorialisation on passe alors non pas après, mais au-delà du national dans une dimension post-nationale dont Arjun Appadurai, dans Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, a exploré les manifestations en étudiant en particulier « la diffusion de formes nationales ayant largement divorcé des états nationaux »(Appadurai 2005 :245). En s’efforçant de construire « une théorie de la mobilité ethnique à grande échelle qui reconnaisse et interprète explicitement ses propriétés post-nationales », l’anthropologue indo-américain entend « nous délivrer du trope de la tribu » (Appadurai : 239). Sans pour autant renier leur attachement à leur pays d’origine, les migrants de la diaspora, dans un tiers-espace hybride qui n’a plus de référent, plus de garant, résistent contre la force de l’imaginaire national entretenu par les autocrates et les oligarques au pouvoir pour légitimer leurs pratiques de gouvernance (dictature, népotisme, tribalisme, corruption etc.). Se développe alors un imaginaire post-national qui échappe aux réductions normatives, autoritaires, nationalistes ou fondamentalistes. Et si, dans l’exil, le processus de déterritorialisation peut être vécu douloureusement, il peut devenir aussi la chance d’une création commune, hors frontières, en particulier grâce aux nouvelles formes de communication sur Internet génératrices de « ces nouvelles communautés électroniques[…] qui permettent d’établir un débat, un dialogue et des relations entre des individus séparés territorialement mais qui forment néanmoins des communautés d’imagination et d’intérêt au sein même de cette diaspora » (Appadurai : 279). On aura reconnu ici les « communautés imaginées » de Benedict Anderson ( 2002).

Les communautés de passion

Des « communautés d’imagination et d’intérêt » sur les deux rives de la Méditerranée comme la maison d’édition Marsa qui a une vocation de découvreur de talents ( Maïssa Bey, Salim Bachi, Anouar Ben Malek) ou la revue Algérie Littérature Action fondée en 1996 par Aïssa Khelladi et par Marie Virolle qui la définit ainsi: « Postée depuis 15 ans au carrefour des langues, des idéologies, des imaginaires, des histoires, des sens, des doutes, elle témoigne encore et encore d’une quête de pluralité réconciliée tournée vers l’avenir » (Virolle 2009). C’est un « espace de libre création et de dialogue interculturel » qui accueille les jeunes écrivains comme les auteurs confirmés, la poésie, la fiction ou les témoignages comme les pièces de théâtre et « permet que s’élabore une mémoire contemporaine métissée qui fait entrevoir le rêve impénitent d’une modernité à visage humain » (Virolle 2011).

 Communautés d’imagination et d’intérêt » ou communautés de passion comme le mouvement D’Algérie-Djezaïr qui rassemble sur l’une et l’autre rive de la Méditerranée mais aussi dans toute la diaspora – au Canada, aux états-Unis, en Amérique de Sud et ailleurs en Europe – des écrivains, des cinéastes, des artistes , des scientifiques, ou des femmes et des hommes simples citoyens de différents pays ayant en commun l’usage du français dans une pratique de la langue française qui ne se reconnaît plus de centre ni de périphérie. Dans le cyberespace le forum de son site donne à ses membres la possibilité de recevoir des informations de sources différentes et leur permet, à travers leurs échanges de réflexions personnelles, d’émotions ou de témoignages, un « vivre ensemble »
qui n’a pas pu se réaliser – ou qui l’a rarement pu – dans l’état colonial. En voici le texte fondateur que nous avons rédigé à 12, par échanges de courriels entre membres fondateurs dispersés sur 3 continents, et qui a été posté en 2008 :

Nous signataires, que nous soyons d’origine afro-berbère, judéo-berbère, arabo-berbère, ou bien issus de toutes les origines euro-méditerranéennes, habitant aujourd’hui en Algérie, en France, ou disséminés de par le monde, considérons que l’Algérie est notre pays principal ou second. Même si les lois de l’état français, la naturalisation des immigrés euro-méditerranéens mais aussi les violences et les vengeances de fin de guerre, les exodes judéo-européen et harki au moment de l’indépendance en 1962 et enfin l’exil intellectuel des années 90 pour fuir le terrorisme islamiste et les violences d’ état, ont fait accéder un certain nombre d’entre nous à la nationalité française ou à celle d’un autre pays d’accueil.

Unis par la conception moderne et républicaine d’une nationalité fondée sur le sol et non sur le sang, nous ne nous sommes jamais accommodés du fait que l’indépendance de l’Algérie, qui visait à mettre fin aux inégalités du système colonial, ait eu aussi pour conséquence l’expatriation de plus d’un million de personnes. Ce qui fut l’un des plus grands déplacements de population de l’histoire de l’humanité mit ainsi un terme à une expérience de rapprochement multiethnique qui avait enfin la possibilité de se développer entre Berbères, Arabes, Pieds-Noirs, Musulmans, Juifs, Chrétiens et non-croyants.

Notre décision aujourd’hui de mêler nos noms et demain d’agir ensemble exprime précisément la volonté de réparer ce rendez-vous manqué de l’Histoire et symbolise ce que l’Algérie aurait pu être : une grande nation multiethnique intégrant toutes les émigrations que notre terre avait rassemblées depuis plusieurs milliers d’années par le commerce, la conquête, ou les exils dus à la pauvreté et aux persécutions.

Cette histoire commune ne peut pourtant être réduite uniquement à des séquences de malheur. Nous en voulons pour preuve le retour de plus en plus fréquent de Pieds-Noirs et de Juifs, dans leurs villes, villages ou hameaux d’origine, et l’accueil chaleureux qui leur est réservé, comme celui de Harkis et d’enfants de Harkis dans leurs familles.

Ensemble et en tenant compte des blessures des uns et des autres, nous voulons d’abord rétablir un dialogue qui n’aurait dû jamais cesser.

Ensemble nous voulons reconstituer cette fraternité meurtrie par les dénis d’histoires et les humiliations, la guerre et les exils, les culpabilités et le silence.  Fraternité toujours présente et  renaissant dès que c’est possible.

Ensemble, nous voulons retrouver la trace d’une histoire humaine occultée par les histoires officielles et nous défaire des visions manichéennes.

Ensemble, c’est cela que nous vous voulons transmettre à nos enfants mais aussi à l’humanité entière. Car en ces temps de recomposition violente des nations et des peuples,  notre réconciliation témoignera que la haine n’est pas une fatalité de l’Histoire. Et qu’en respectant les différences des uns et des autres – culturelles et cultuelles – la fraternité pourra devenir l’horizon de l’humanité.

C’est pourquoi nous proposons aujourd’hui un Mouvement fondé sur des valeurs humanistes. Un Mouvement riche et respectueux de toutes nos diversités – ethniques, linguistiques, culturelles, religieuses ou d’opinions – qu’il nous plaît d’appeler «D’Algérie-Djezaïr».

Refusant les conformismes idéologiques nous désirons instaurer une communication sans tabous entre celles et ceux que l’Histoire a séparés, encourager toutes les initiatives qui vont dans le sens de la rencontre et du dialogue, nous opposer à tous les discours haineux et à toutes les exclusions passées ou à venir, faire reculer les étroitesses identitaires, encourager les écritures de mémoires plurielles et d’une Histoire rigoureuse, faire connaître notre vision fraternelle là où nous nous trouvons et nous rassembler autour d’actions symboliques quand nous le jugerons nécessaire.

Ce faisant, nous voulons contribuer à bâtir un univers de paix en Méditerranée, et, au-delà, apporter un message d’universalité en participant aux prises de conscience planétaires.

Aboutissement de multiples rapprochements associatifs ou individuels nés de l’évolution des mentalités, des voyages, du désir de connaissance des jeunes générations et du développement de la communication grâce à Internet, mais aussi du nouvel exil algérien des années 90, notre mouvement ne s’enfermera dans aucune des structures associatives connues.

Sans cotisation ni bulletin d’adhésion  il manifestera sa présence en créant du lien et des synergies entre les réseaux humains qui se reconnaîtront dans sa vision et ses valeurs.

Le mouvement «D’Algérie-Djezaïr» est ouvert à tous les natifs d’Algérie qui voudront le faire vivre, ainsi qu’à tous leurs descendants [2].

Le paymage de la langue commune

D’une façon plus générale, une langue commune peut constituer en elle-même un imaginaire partagé,  un paymage commun, dépourvu de centre et de périphérie, composé des différents apports de ceux qui pratiquent cette langue. Et l’on peut dire que le champ des littératures en langue française de l’aire méditerranéenne transcende les clivages nationaux France /Algérie/ Maroc/ Tunisie et qu’il y a, entre ces pays, émergence d’un ensemble de littératures en langue française des deux rives. J’en veux pour preuve l’Histoire de l’Islam et des Musulmans en France du Moyen-âge à nos jours (2006), dont Mohamed Arkoun a coordonné l’ensemble des contributions et qui consacre le chapitre IV de sa 4ème partie aux entrecroisements en littérature avec deux articles de Charles Bonn et d’Antoine Raybaud qui font référence, dans leurs titres ou dans le corps de l’article, au concept d’une « poétique de la relation »défini par édouard Glissant (1990).

Ainsi se donnent à voir les regards croisés sur un même problème : la fonction de l’écrivain, le rôle de la littérature, la notion de citoyenneté, la condition de la femme, etc.

Et depuis une quinzaine d’années on considère désormais que le champ des littératures méditerranéennes en langue française recouvre les écrits des différentes communautés – aussi bien pieds-noirs, juive et chrétienne qu’arabo-berbère – de ces pays comme de la diaspora. C’est la Coordination des Chercheurs sur les Littératures Maghrébines (CICLIM) qui a fait bouger les anciennes lignes de partage – si ce n’est de fracture – en posant, dans le premier numéro de sa revue semestrielle Expressions maghrébines (2002), la question : «Qu’est-ce qu’un écrivain maghrébin ?».

Qu’est-ce qu’un auteur maghrébin? Se définit-il (ou elle) par sa culture, sa langue, sa citoyenneté, son lieu de résidence, les thèmes de son oeuvre ou le rayonnement de celle-ci? Dans quelle mesure les écrivains d’origine ou d’appartenance maghrébine sautent-ils la barrière des clivages ethniques, religieux ou géo-politiques? Quelle est l’importance des appartenances nationales dans l’éclosion et la réception de leurs écrits? Pourquoi classe-t-on ou refuse-t-on de classer tel ou tel auteur comme maghrébin? Qu’en-est il des auteurs beurs, d’un Paul Smaïl, d’un Le Clézio, d’une Isabelle Eberhardt et de bien d’autres déracinés d’ici et d’ailleurs? [3]

En proposant des réponses multiples à la question initiale sans en privilégier une seule, la CICLIM inscrivait dès le début ses travaux dans le champ de la mondialisation qui a rendu toute définition impossible puisque désormais les lignes de partage ne cessent de bouger et les ensembles de se recomposer, ailleurs, autrement. Les dix volumes de la revue parus à ce jour, comme les études des chercheurs qui y sont liés, constituent un corpus de textes qui rassemble des écrivains et des écrivaines indifféremment liés à l’Algérie, au Maroc ou à la Tunisie, qu’ils en soient ou non citoyens (comme Mohamed Dib, Jean Sénac, Hélène Cixous, Nabile Farès, Rabah Belamri, Mustapha Benfodil, Jean Amrouche, Abdelkébir Khatibi, Abdelwahab Meddeb, Hélé Béji etc.), même s’il reste pertinent de les répartir aussi dans différents sous-ensembles de littératures en langue française comme celui de la littérature féminine (Maïssa Bey, Houria Boussejra, Gracia Cohen etc.), de la littérature judéo-maghrébine (Albert Bensoussan, Colette Fellous, Nina Bouraoui, Colette Guedj etc.) ou de la littérature des Français du Maghreb (Isabelle Eberhardt, Jean Pelegri, Edmond Brua, Emmanuel Roblès, Jules Roy, Élie-Georges Berreby, Jean-Noël Pancrazi, Alain Vircondelet etc.) Et les croisements se retrouvent à l’intérieur même des œuvres. J’en prendrai un seul exemple qui renvoie à une réalité rarement comprise ou souvent occultée par le passé. Dans L’enfant pied-noir d’Élie-Georges Berreby, une bande de gamins juifs et pieds-noirs constituent une équipe de foot à Bab-el-Oued. Lors du premier match en première division durant les « événements » d’Algérie, leur jeune capitaine, Salviat, est tué d’une balle au front. On apprendra plus tard que le tueur, arrêté par un spectateur arabe, est « un petit truand bien connu des services de police, un nommé Bouzid Belhouch » (Berreby 2007 :  p. 200). Joé, le narrateur, participe à la veillée funèbre :

Déjà tous les voisins savaient et le malheur rôdait dans le ravin de la Femme-Sauvage. Prudemment, l’armée avait envoyé un sous-lieutenant et dix soldats. La nuit entière, j’ai veillé avec la famille et les amis de Salviat. L’officier refusait l’entrée aux voisins arabes. «Mais, m’sieur, ils nous ont tué notre enfant !» L’officier, qui venait de Metz, il se sentait coincé dans un sac d’embrouillles (Berreby 2007 :  pp.199-200)

L’ouverture du champ de recherches favorise le travail intergénérique – fiction, théâtre, poésie ou B.D. – mais aussi l’analyse comparée des poïéiques, du  poïein, du faire de l’œuvre. C’est donc l’une des grands réussites de la Coordination Internationale des Chercheurs sur les Littératures Maghrébines que d’avoir, en intégrant ces différentes productions dans son corpus, contribué à faire connaître cette intéressante évolution des littératures en langue française qui transcende les exclusions ethniques établies ou renforcées « au soleil des indépendances ».

Une utopie active

Ainsi s’ouvre le champ d’une utopie véritablement post-nationale puisqu’elle ébranle les raideurs nationalistes, d’une utopie active qui s’efforce de calmer les crispations identitaires, d’atténuer les clivages et de surmonter les contradictions. Le sociologue Aïssa Kadri, directeur de l’institut Maghreb-Europe, spécialisé dans l’étude de l’intelligentsia maghrébine, des mouvements sociaux et des flux migratoires, attribue cette évolution au rôle de « l’intellectuel diasporique » : « Dans un monde globalisé, déclare-t-il, nous sommes face à une déterritorialisation intellectuelle portée par une nouvelle figure de l’intellectuel : un intellectuel diasporique, métissé, qui peut fonctionner dans ce contexte comme aiguillon en nommant les choses et en situant les blocages» [4]. Mais les artistes et les écrivains sont également des acteurs importants de cette utopie active de par leurs œuvres mêmes et aussi parce qu’ils suscitent l’engagement des institutions.

En 2011, le cinéaste italien Gianni Amelio a réalisé un long-métrage à partir du livre posthume d’Albert Camus Le Premier homme. Tourné à Alger, Oran et Mostaganem et coproduit par l’Italie et la France, le film a représenté l’Algérie au 36e festival de Toronto où il a été primé. En septembre 2011, à Alger, 18 photographes algériens et européens ont présenté quelque 300 clichés  sur le thème du patrimoine culturel architectural algérien dans une exposition commune Alger, regards croisés. Lors de l’inauguration officielle, le chef de la délégation européenne a annoncé une seconde exposition de ces photos en Europe pour la journée du 9 mai 2012 et la publication d’un livre d’art à Bruxelles dans le cadre du cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie et a conclu ainsi son discours :

Notre ambition est que nos regards puissent non seulement se croiser mais se rencontrer, pour mieux nous voir, mieux nous comprendre, mieux nous accepter avec nos différences. Ces regards qui se croisent au-delà de la Méditerranée sont autant de barrières qui s’effondrent et de ponts qui se construisent entre nous afin de mettre à disposition des uns et des autres nos richesses et tout ce que nous avons à découvrir et à partager [5].

Au 16ème Salon International du Livre d’Alger, « Algérie mon humour » a rassemblé des dessinateurs satiriques de plusieurs pays, des Européens et des Algériens. Plantu, qui dessine pour la une du quotidien Le Monde, y a fait l’éloge du caricaturiste arabophone Ayoub et a annoncé une action commune avec Dilem le dessinateur de Liberté. Du 22 au 30 janvier 2012 Dilem et Plantu ont échangé la première page du Monde et celle du journal Liberté pour leur dessin du jour, croisant ainsi leurs regards sur les « guerres de libération », sur la politique ou sur les élections, en France comme en Amérique. Et pour la livraison des 29-30 janvier ils ont signé tous deux le même dessin en première page du Monde.

Un autre exemple tout récent est le film El Gusto sorti en France en janvier 2012 où la langue française se mêle à l’arabe dialectal d’Alger. La jeune réalisatrice, Safinez Bousbia, a rassemblé les musiciens juifs et musulmans séparés par les événements il y a 50 ans, « un peu partout éparpillés » et réunis aujourd’hui par leur amour commun de la musique chaabi, cette musique populaire qu’ils interprétaient autrefois dans la casbah d’Alger. Et la troupe ainsi reconstituée poursuit sa tournée de concerts en France et aux états-Unis. Dans le même esprit, en juin 2012, au pied des remparts médiévaux du village de Saint-Paul de Vence, des musiciens juifs, chrétiens et musulmans d’Europe et d’Algérie accorderont leurs instruments pour le concert de musiques sacrées des trois religions : Une lumière dans la nuit.

Un autre exemple de croisement pourrait être trouvé dans le dernier livre de Boualem Sansal Rue Darwin (2011). Lorsqu’il a reçu le prix de la paix des éditeurs et libraires allemands, Boualem Sansal a évoqué trois fois Camus, le franco-algérien, et son dernier ouvrage – une quête d’identité qui se clôt sur un hommage à la mère – a plus d’un trait commun avec la recherche du Premier Homme. [6]

Cette utopie active – rhyzomante eût dit Gilles Deleuze – favorise toutes  les formes de croisement : que ce soit dans le questionnement de l’intertextualité, dans l’interaction entre les genres constitués ou dans l’interaction entre l’auteur et son lecteur puisque désormais le lecteur d’un e-book sur une tablette numérique peut accompagner le texte de commentaires (à destination de l’auteur ou pour lui-même), d’insertion de musique, d’images, de photos ou de vidéos. Ainsi en est-il, par exemple, de L’Ex-Aletti [7].Ce roman croise deux histoires sur le thème de la passion : celle d’une jeune Algérienne du temps présent, Amina, qui lit le récit d’une Européenne d’autrefois, Françoise. L’une et l’autre auront refusé l’assignation à un genre – celui de la Femme – défini par la société ou la tradition. L’Ex-Aletti croise aussi les genres puisqu’il inclut dans le récit, poèmes, journal intime et courriels et que son formatage spécifique sur le site d’Amazon le transforme en  livre augmenté – ou du moins susceptible de l’être – à travers une appropriation qu’en ferait son lecteur. Ce nouveau dispositif de réception du livre numérique favorise les expériences de lecture partagée, les croisements entre l’écriture et la réception de l’écriture, et constitue une autre façon de concevoir la littérature dans le champ du possible : une vidé-audio-littérature, qui pourrait être en elle-même un futur pour héritages déterritorialisés.

Conclusion

L’interaction généralisée dans cette langue commune qu’est la langue française recouvre donc des croisements multiples entre les peuples, entre les œuvres artistiques et, à l’intérieur des œuvres littéraires, entre les genres, entre l’écrivain et son lecteur, entre le livre et le lecteur, mais ces croisements franco-maghrébins toujours en mouvement dans l’entre-deux ou dans un tiers-espace appellent un changement de paradigme : non plus celui d’immigration – qui concerne des flux de population entre les états et dans un seul sens – mais celui de mobilité dans tous les sens, entre les groupes humains, au-dessus ou au-delà des frontières nationales. Il est vrai que ces croisements dans l’incessant mouvement qui caractérise nos sociétés et les connexions inattendues du cyberespace ou des réseaux sociaux sont souvent l’effet de technologies de plus en plus sophistiquées, mais ils ont aussi pour fondement le désir de l’autre, le goût des relations humaines et le plaisir simple de l’échange dans la langue partagée, en particulier le français.

Ce dont nous avons témoigné durant ces trois jours à Tallahassee.


 

[1] J’emprunte à Gilles Deleuze et à Félix Guattari le concept qu’ils ont créé dans le premier des 3 tomes de Capitalisme et Schizophrénie : l’Anti-Œdipe (1972), puis développé dans Mille Plateaux (1980), et dont la connotation dans le champ d’une géographie culturelle désigne une rupture entre une société et un territoire.
[2] D’Algérie-Djézaïr, Texte Fondateur, 2008, <http://www.dalgerie-djezair.viabloga.com>. Consulté le 30 janvier 2012.
[3] Appel à contribution pour le no 1 de la revue Expressions maghrébines publié par René Audet sur le site Fabula le 24 août 2001< http://www.fabula.org/actualites/qu-est-ce-qu-un-auteur-maghrebin-ciclim_2585.php> . Consulté le 30 janvier 2012.
[4] voir à la une dans le quotidien El Watan du 04/10/2011 l’entretien du journaliste  Fayçal Métaoui avec le Professeur Aïssa Kadri du 3 octobre 2011.
[5] voir dans le quotidien El Watan, du 20/10/2011 l’article de Fayçal Métaoui « Exposition ‘regards croisés’ au bastion 23 (Alger)  ‘Se croiser, se rencontrer, mieux se comprendre’».
[6] Voir à ce sujet le site http://www.evelinecaduc.fr/le-premier-homme-hante-la-rue-darwin. Consulté le 30 janvier 2012.
[7] Caduc, Eveline (2011) L’Ex-Aletti,  e-book, éd. Amazon.