Algérie, une seconde révolution? (32)

28 juillet 2011

Lu pour vous dans EL WATAN

le 30.07.11

Carnet de voyage. Alger-Tunis-Bizerte

Sur la route de la révolution

Je vais en Tunisie humer l’odeur du jasmin et respirer la révolution !» Abdelhak, un membre de l’association Rassemblent actions jeunesse (RAJ), exulte à l’idée de faire ce voyage. Dans ce bus, qui fait la liaison Alger-Annaba, l’ambiance est à l’effervescence juvénile.

Bizerte (Tunisie).
De notre envoyé spécial

Six militants associatifs sont de la partie, auxquels se joindra Abla, militante féministe, à partir de Annaba. Nos six activistes se rendaient ce mercredi 27 juillet en Tunisie pour prendre part à une rencontre initiée par le Forum social maghrébin et consacrée à la jeunesse arabe et maghrébine sous le thème : «Le rôle des jeunes dans la transition démocratique». Cela se passe les 29 et 30 juillet à Bizerte, magnifique ville côtière située à une soixantaine de kilomètres à l’ouest de Tunis. Quelque 80 participants devaient animer cette rencontre. Autant dire une première. C’est bien la première fois, en effet, que des jeunes du Maghreb et du Moyen-Orient se retrouvent dans un forum d’une telle dimension pour parler révolution. L’un des enjeux de ce conclave est de voir des segments influents de la jeunesse arabe se concerter pour imaginer des stratégies communes d’action et échafauder une plateforme pour des relations «horizontales» des sociétés civiles arabes. Vaste programme !
A l’heure du tourisme militant
Pour l’Algérie, en plus du RAJ, qui est membre du comité de suivi du Forum social maghrébin, on notera la participation de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH), du Comité national pour la défense des droits des chômeurs (CNDDC), de l’Association des femmes algériennes démocrates (AFAD), et du Mouvement des étudiants (Bab Ezzouar).
AbdelouahabFersaoui, président du RAJ, nous donne rendez-vous à 6h à la gare routière du Caroubier. Imed Boubekri, le représentant de la LADDH, Menad Taklit du Mouvement des étudiants et Abdelhak Ladjini du RAJ sont déjà là. Sofiane Baroudi du Comité des chômeurs ne tarde pas à rejoindre le groupe. L’équipe est au complet. La petite caravane citoyenne peut s’ébranler.
Un monde fou a pris d’assaut la gare de fort bonne heure. Certains ont manifestement passé la nuit céans. Une nuée de voyageurs est massée dans le grand parking de la station de bus à attendre les cars. Même foule de passagers à l’intérieur. Une moiteur enveloppe les lieux. Un homme peste contre un vendeur qui lui a fourgué une petite bouteille d’eau minérale à 25 DA. Les toilettes publiques sont submergées par les milliers de voyageurs qui se déversent dans la gare. «On n’a pas idée de construire une gare d’une telle dimension sans la doter de commodités aussi évidentes que les vespasiennes», fulmine un passager en proie à une urgence biologique.
6h30. L’autocar quitte le quai 17 à destination d’El Kala, à l’extrême est du pays. A son bord, une cinquantaine de voyageurs, dont nos cinq mousquetaires. Comme le souligne AbdelouahabFersaoui (lire interview), le fait de partir ainsi par route «se veut un geste symbolique de solidarité avec nos frères tunisiens au moment où une certaine propagande décourage les gens d’aller en Tunisie.» Imed renchérit : «Désormais, la Tunisie travaille avec les militants.» Dans un sens – ce n’est pas faux – le tourisme tunisien se maintient effectivement grâce aux flux d’activistes de tout poil qui s’y ruent.
Au bout d’une heure de trajet, le bus s’engouffre dans un bouchon monstre aux abords de Palestro. Nous restons ainsi immobilisés sur le tronçon Beni Amrane- Lakhdaria plus d’une heure. Le segment de la nouvelle autoroute censé désengorger le trafic à cet endroit n’a toujours pas été livré. Pas plus que les aires de repos d’ailleurs. Le bus fait plusieurs incursions dans les faubourgs urbains en s’empêtrant dans des embouteillages inextricables à chaque fois. 10h20. Pause-café à Sidi M’barek, près de Bordj Bou Arréridj. Ça sera la première et la dernière de tout le trajet, au grand dam des passagers qui n’auront plus du tout l’occasion de se sustenter. Le professionnalisme de nos compagnies de transport attendra lui aussi le bus de la Révolution.
Enfin Bône !
16h40. Après dix heures de trajet, l’autobus fait enfin son entrée à la gare routière de Annaba. Nous crevons la dalle et avons tous les jambes engourdies, l’organisme en compote. «Maâliche, on s’entraîne pour le Ramadhan!», ironise Imed. A peine le pied au sol qu’une faune de rabatteurs fond sur nous. «Tounès ? Tounès ?», nous harcèlent-ils en nous proposant leurs services avec insistance. Ali Bouloudini, président de la section de la LADDH de Annaba, vient à notre accueil et nous invite aimablement à déjeuner. Il s’était chargé préalablement de régler nos taxes douanières (500 DA par passager) et de nous trouver deux voitures pour le trajet Annaba-Tunis. Se joint également à nous Abla, 20 ans pile, étudiante en finances et toute nouvelle recrue de l’AFAD. «Tout ça est nouveau pour moi», confie-t-elle avec des étoiles dans les yeux. Pour le sprint final, la délégation algérienne se scinde en deux groupes. Deux clandestins se chargeront ainsi de nous transporter à notre destination finale. Abderrahim nous invite dans sa confortable Laguna. Voilà 8 ans qu’il fait ce «métier» à raison de 1500 DA la place jusqu’à Tunis. Personnage débonnaire et par ailleurs fort intéressant, Abderrahim est titulaire d’un diplôme de l’Ecole supérieure de commerce, a-t-il tenu à préciser. A 45 ans, il a déjà tout vu dans sa vie. S’il a choisi ce job, c’est parce qu’il n’était pas heureux dans les postes qu’il a eus à occuper.

Abderrahim confirme la tendance générale concernant le flux aux frontières : «Ça a sensiblement baissé. Avant, je faisais jusqu’à deux voyages par jour. Aujourd’hui, j’en fais à peine 3 ou 4 par semaine», dit-il.
18h10. Cap sur Tunis ! Nous entrevoyons enfin le bout du tunnel. Nous passons à un moment donné par la réserve naturelle de Tonga. Une pure merveille. Une incroyable flopée de voitures sont parquées sur le bas-côté de la route, et à perte de vue, des familles pique-niquent dans le parc alentour. Une image comme on en voit rarement dans notre pays, à croire qu’El Kala et Tabarka ont inversé les rôles. En approchant d’Oum T’boul, Sofiane, un délicieux et facétieux militant de gauche (qui se définit comme un «chômeur amélioré» et pour qui le travailleur algérien n’est qu’un «chômeur qui se lève tôt»), entonne déjà un tonitruant «Echaâb yourid isqat ennidham !» en guise de salut fraternisant à l’adresse de la Tunisie libre avant de scander : «Zenga zenga, dar dar/ fel Mouradia nachaâlou ennar». Il règne une ambiance bon enfant à Oum Tboul. La ville frontalière est très animée. Sur la route, cependant, peu de voitures.
Peu de monde au poste-frontière
Il est bientôt 20h et nous pointons enfin au poste-frontière pour les formalités d’usage. Abderrahim prend nos passeports et court vers le guichet de la PAF. Il salue tout le monde non sans une certaine familiarité. «La petite famille ça va, maâlikche ?», lance-t-il à un policier en faction. «Il fait partie du décor», glisse Sofiane. Le parking est clairsemé. On voit d’emblée que les voitures ne se bousculent pas au portillon, que ce soit dans un sens ou dans l’autre. «L’année dernière, à la même période, nous enregistrions 12 000 à 13 000 entrées et sorties par jour. Là, on fait entre 3000 et 4000 par jour. Cela vous donne une idée de la différence», indique un pafiste. Et d’ajouter : «Le gros des circulations concerne les populations frontalières. Tout le monde ici a de la famille de l’autre côté et vice-versa», ajoute notre interlocuteur. «Moi j’habite à Tabarka, je suis Tunisien. Il n’y a pas eu grande affluence à Tabarka cette année. Le flux de touristes a baissé de 60%», témoigne un ressortissant tunisien. Un commerçant algérien qui rentrait de Tunisie martèle : «Ennass ikhawfou fi baâdhahoum, les gens se font peur mutuellement. La situation est tout à fait normale en Tunisie.» Une famille algérienne revenait, quant à elle, d’une virée dans la région du Kef. «On a été là-bas pour 48 heures. On a de la famille dans la région. La route est sûre et l’ambiance est plutôt calme.» Un jeune émigré nous demande : «Je peux rouler derrière vous avec mon copain ? Je viens en Tunisie chaque été, mais là, on m’a dit que ça craignait un peu.» De fait, certains automobilistes redoutent la route, en particulier la nuit, surtout après les écrits alarmistes de certains journaux.
Un dernier contrôle douanier et nous voici de l’autre côté de la frontière, au poste tunisien de Meloula. «Bienvenue à nos frères algériens», peut-on lire sur une grande pancarte.
Le poste de contrôle tunisien affiche nettement moins de flux. «C’est parce que de ce côté-ci, il y a moins de bureaucratie», croit savoir un passager. «L’affluence des Algériens a chuté de 90%», déplore de son côté un pafiste tunisien. «Les Algériens nous boudent, qu’est-ce qui se passe ?», interroge-t-il. Et de nous lancer d’un ton taquin : «Rod balek men Béji kaïd Essebssi (faites attention à BKS).»
Qu’un policier tunisien s’amuse à brocarder ainsi son Premier ministre, voilà qui relève du miracle politique. Quelque 200 km nous séparent à présent de Tunis.
Le village frontalier de Meloula est passablement animé. Ambiance festive. Une petite foule est agglutinée autour d’un chanteur populaire. Tabarka arbore une mine coquette et apaisée, mais les touristes, il est vrai, ne sont pas au rendez-vous. La route serpente à travers la côte. Après un crochet par Tunis, nous débarquons enfin à Bizerte. Il est 3h du matin et la charmante ville côtière ne dort toujours pas.

Mustapha Benfodil


Lu pour vous dans EL WATAN

le 28.07.11

Extraits du livre de Mathieu Guidère

Le choc des révolutions arabes

Dans Le choc des révolutions arabes (*), Mathieu Guidère analyse, à la lumière des événements récents traversés par chacun des 22 Etats de la Ligue arabe, depuis la Révolution du jasmin en Tunisie, «les rapports de force entre les tribus, les islamistes et les militaires», mettant en perspective les acteurs d’hier et d’aujourd’hui. Dans cet ouvrage, l’auteur propose «les clés» pour comprendre le monde arabe. Mathieu Guidère est professeur d’islamologie à  l’université de Toulouse. Agrégé d’arabe, ancien directeur de recherche à l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr et ancien professeur de veille stratégique à l’université de Genève. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages.

Extraits choisis
Par Nadjia Bouzeghrane

– Algérie : la clé militaire
Lorsqu’on évoque la «clé militaire» dans le monde arabe, il faut distinguer divers types d’armées.
…L’armée algérienne est un cas à part. Pour en saisir la spécificité, il faut se souvenir de son ancrage historique et de sa transformation récente.
…Aujourd’hui, c’est cette armée moderne et professionnelle, qui a globalement gagné la guerre contre les islamistes, et qui tient les rênes du pouvoir en Algérie. Elle forme un binôme très complexe avec le pouvoir civil par l’intermédiaire du DRS (Département du renseignement et de la sécurité), une structure là encore héritée du contexte de l’indépendance.
…Sortie renforcée du conflit qui l’a opposée aux islamistes, elle (l’armée, ndlr) est plus que jamais décidée à conduire le pays dans la direction qui lui paraît appropriée. Se réclamant des trois traditions guerrières berbère, arabe et ottomane, il est peu probable qu’elle cède un jour le pouvoir à quiconque ne prenne pas en compte ses intérêts, ses acquis et ses ambitions. Cela est d’autant plus vrai qu’au regard des révolutions qui secouent le monde arabe, l’Algérie offre aujourd’hui une «rétro-vision», ou une perspective en trompe-l’œil, de ce que pourrait être une révolution avortée. En effet, le peuple algérien, tel un chat échaudé, craint désormais les aventures politiques et semble rechigner à s’engager dans des révolutions sans lendemain. C’est que l’histoire récente de l’Algérie est marquée par la guerre civile des années 1990, épisode très présent, encore aujourd’hui dans tous les esprits… Désormais, les Algériens veulent la révolution, mais sans les affres révolutionnaires qu’ils ont éprouvées par le passé dans leur chair.
…Se sentant plus fort et plus proche que jamais du pouvoir, le FIS commet l’erreur stratégique de menacer ouvertement les membres du régime en place, les condamnant comme «mécréants, pro-français et corrompus». De plus, le FIS promet un changement radical du système politique et des cadres gouvernementaux, appelant à une révision totale des institutions et à un plus grand contrôle de la vie publique, certains de ses membres estimant que le pluralisme politique était contraire à l’Islam parce qu’il leur paraît générateur de «sédition au sein de la Oumma».
Cette perspective politique radicale – et le programme de gouvernement islamiste qui l’accompagne – sont inacceptables pour l’armée nationale qui se perçoit alors – toujours – comme la gardienne des valeurs de la libération et des acquis de l’indépendance algérienne. Il n’était pas concevable qu’elle soit marginalisée ou que l’avenir du pays lui échappe, alors même qu’elle a arraché son indépendance et son unité de haute lutte, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières algériennes. Cette armée algérienne conquérante est aujourd’hui un acteur majeur de la politique et de l’économie du pays. Non seulement elle a vaincu l’islamisme radical, mais elle a aussi démontré sa solidité et sa capacité d’adaptation dans la durée. Malgré des rivalités internes et des divergences d’approche entre «jeunes loups» et «garde», elle a su préserver l’unité du pays.
En raison de la grande superficie du pays, de sa diversité ethnique et de sa position géographique en Afrique et en Méditerranée, l’armée algérienne apparaît comme la seule force capable de garantir la paix et la stabilité à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Mais cela ne signifie pas pour autant que le peuple algérien n’accédera jamais à un gouvernement non dominé par les militaires. Il faut seulement laisser au temps le soin de cicatriser les blessures du passé.
– Arabie Saoudite : le poids du salafisme
Le salafisme est perçu comme un retour salvateur aux origines de l’Islam, en proposant une «tradition revivifiée» qui permet d’employer les dons divins faits aux Arabes (la manne pétrolière) pour diffuser la parole d’Allah (le Coran) et l’enseignement de son messager (Mohamed).
Dans les faits, il s’agit d’une théocratie tribale, en ce sens que le régime politique actuel est fondé sur des principes religieux et gouverné par des alliances tribales. La clé de compréhension du système social et du pouvoir politique réside dans l’interaction forte et complexe entre religion et tribu sur l’ensemble de la péninsule arabique, interaction qu’il convient d’appeler «islamo-tribalisme».
Cet islamo-tribalisme se définit comme l’imbrication du politique et du religieux dans la tribu comme structure fondamentale du pouvoir.
Malgré des débats internes récurrents, les sociétés musulmanes ne sont pas en mesure aujourd’hui d’envisager une séparation officielle du politique et du religieux, semblable à la séparation de l’Eglise et de l’Etat telle qu’on la connaît en Occident. Car l’Islam s’affirme comme «religion et Etat» (Dîn wa Dawla), et cette unité du politique et du religieux est vécue comme un retour aux sources de la religion (Salafiyya).
Mais il existe une conscience aiguë que la vie moderne ne permet pas d’instituer l’Etat à l’image de ce passé glorieux. C’est pourquoi l’Etat saoudien moderne est un simple cadre formel d’exercice du pouvoir : le véritable pouvoir ne se trouve ni au niveau des institutions ni des fonctions officielles, mais au niveau des structures ethniques et sociales, à commencer par le clan et la tribu.
…Début de 2011, alors que le roi Abdallah était en convalescence au Maroc, la révolution tunisienne déclenche un peu partout dans le monde arabe une vague de protestations dont l’onde de choc atteint l’Arabie Saoudite. Ironie de l’histoire, c’est l’Arabie Saoudite qui a accueilli le président tunisien déchu, Zine Al-Abidine Ben Ali, en fuite.
Face à ces événements, les fondements du royaume saoudien (Islam, roi, tribu) connaîtront, à n’en pas douter, une nouvelle configuration dans les années à venir pour éviter l’implosion du système ou l’explosion du régime.
– BahreÏn : la dynastie El Khalifa
La dynastie El Khalifa risque de payer cher le bras de fer qui se joue entre les principales puissances de la région : les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite d’un côté, l’Iran et la Syrie de l’autre. Au-delà, il s’agit en réalité d’une lutte entre deux islamismes régionaux, dont l’un est résolument pro-occidental (Arabie Saoudite) et l’autre, farouchement anti-occidental (Iran).


– Égypte : la clé militaire

Aujourd’hui l’armée apparaît comme une institution incontournable, tant du point de vue intérieur qu’extérieur, même si elle a été fragilisée par le départ précipité de son chef depuis trente ans, le général-président Hosni Moubarak. Elle est désormais chargée de gérer les affaires publiques du pays et d’assurer la transition jusqu’à l’élection d’un nouveau président.
Pour être en phase avec la société, elle s’est engagée dans la communication tous azimuts sur Internet et a notamment créé sa propre page facebook. Elle tente ainsi de canaliser les forces politiques du  pays et de conduire le changement voulu par la jeunesse égyptienne. Pour ce faire, elle a l’avantage majeur, par rapport à la police (Al Moukhabarat), d’être perçue par la population comme «pacifique» et «patriotique», ce qui fait qu’elle est respectée et appréciée.
…Comme en Tunisie, le refus de l’armée de tirer sur les manifestants a été un facteur décisif dans la suite des événements révolutionnaires….Comme par le passé, il ne serait pas étonnant de voir l’un des généraux accéder au pouvoir suprême, y compris à la faveur d’élections libres et transparentes, même si actuellement aucune personnalité militaire ne sort du rang.
Mais pour cela, les militaires devront composer avec l’autre force majeure de l’espace social et de la scène politique égyptienne, les islamistes, représentés essentiellement par les Frères musulmans. Ceux-ci proposent un programme se réclamant de l’islamisme politique, axé sur la justice sociale et la gouvernance morale, autrement dit sur la répartition des richesses et sur l’application de la charia.
Il est important de préciser que les jeunes Frères musulmans n’ont plus rien à voir avec leurs aînés enturbannés. Ils sont habillés à l’occidentale, portent une barbe finement taillée, ont fait de hautes études commerciales et connaissent parfaitement les us et coutumes de l’Occident. Leurs représentants politiques ont suivi des formations intensives aux techniques de la communication moderne, aux stratégies de la persuasion et à l’art de la négociation. Ce changement de stratégie et le discours moderniste qui l’accompagne ont porté leurs fruits sur le terrain. Entre 2005 et 2010, les Frères musulmans sont devenus le premier groupe d’opposition en nombre de députés présents à l’Assemblée du peuple (88 députés sur 454).
Mais ils continuent de tenir un discours religieux axé sur la référence au Coran et visant une islamisation des mœurs et de la culture, dans une société égyptienne par ailleurs largement acquise à leur cause. Cette implantation durable les prédispose à devenir naturellement un parti de gouverement dans les années à venir.
Le seul problème – et il est de taille – est qu’une bonne partie des militants de base des Frères musulmans s’accroche encore au mot d’ordre du mouvement : «Allah est notre objectif, le Prophète Mohamed est notre chef, le Coran est notre Constitution». Beaucoup ne partagent pas l’orientation moderniste de la jeune garde du mouvement, et ont fait scission pour s’engager dans des organisations plus radicales.
L’ensemble du spectre de l’islamisme politique est aujourd’hui représenté dans la société égyptienne. Même si les tendances les plus violentes demeurent marginales et même si toute prise de pouvoir est exclue en raison de la vigilance de l’armée, la poursuite du terrorisme n’est pas à exclure malgré le changement de régime. En particulier, les thèses défendues par l’aile jihadiste radicale continueront à peser sur le débat politique et sur l’évolution de la société. Comme partout ailleurs dans le monde arabe et musulman, deux indicateurs essentiels permettront de suivre cette évolution : le traitement des minorités et la condition des femmes.
– Libye : la  clé tribale
Le système comme le régime sont axés sur le tribalisme.
Par «tribalisme», il faut comprendre l’esprit d’appartenance au même lignage, les alliances entre familles, la loyauté envers le clan, la soumission au chef. Ces principes anciens et profondément ancrés dans l’imaginaire collectif déterminent le fonctionnement de la société libyenne, conditionnent les relations individuelles et le rapport au pouvoir… Jusqu’aux révoltes de février 2011, ce système était basé sur l’alliance de trois grandes tribus : celle de Khadafi, la tribu Kadhadhfa (au centre), celle des Warfallah à l’est (en Cyrénaïque) et celle des Megariha à l’ouest (en Tripolitaine).
Les tribus ont un ancrage fort qui détermine les rapports de force. Ainsi, l’unité territoriale de la Libye ne tient pas tant au gouvernement central qu’à l’alliance entre certaines tribus implantées à l’est et à l’ouest du pays.
…Les islamistes libyens sont probablement les mieux armés pour peser sur l’avenir politique de la Libye, mais ils devront composer, comme tout le monde avant eux, avec la dimension clanique et tribale de la société libyenne.
– Maroc : la clé symbolique
L’examen des sources formelles et informelles montre que le rapport de force au Maroc s’établit entre une monarchie de droit divin et un courant islamiste ayant une large assise populaire. Le débat souterrain autour du titre royal de «Commandeur des croyants» reflète toute la complexité de la situation tant sur le plan social que politique et symbolique.
…Dans les faits, le Maroc connaît, depuis les années 1990, un essor sans précédent de l’islamisme sous toutes ses formes… Ces diverses tendances de l’islamisme (populaire, politique, jihadiste), elles-mêmes fragmentées en une kyrielle de courants et de positions, exercent un travail de sape sur les fondements religieux de la monarchie, dans un jeu de compétition interne et externe entre les forces qui se réclament de la religion.
…En somme, le phénomène islamiste continue d’exercer une pression forte sur l’ensemble du champ politique marocain, tant à l’échelle nationale (rapport aux autres forces), qu’à l’échelle internationale (rapport à l’Occident). Cette double pression s’exerce directement sur le domaine réservé du roi, censé être l’unique porte-parole de l’Islam en tant que Commandeur des croyants, et sape le fondement symbolique de sa légitimité en opposant à l’islamisme transcendantal du régime un islamisme populaire.
…Ceux qui croient toujours à une «exception marocaine» n’ont pas encore saisi la force du séisme qui a secoué la région à partir de l’épicentre tunisien. La monarchie chérifienne est appelée à s’ouvrir ou à périr.
– Syrie : la clé des minorités
Il n’existe pas d’exception syrienne. Et le «printemps de Damas» est à venir. Mais l’issue des soulèvements populaires qui ont secoué le pays au printemps 2011, avec des dizaines de morts à chaque fois, dépendra largement du positionnement des différentes minorités confessionnelles à l’intérieur du pays et de la réaction des puissances occidentales.
– Tunisie : la clé féminine
Il faut espérer que l’expérience islamiste du voisin algérien pendant les années 1990 fasse réfléchir les plus éclairés parmi les islamistes tunisiens, afin que les plus radicaux ne prennent pas le dessus sur la majorité des musulmans. La dynamique infernale de l’islamisme politique est bien connue : elle commence toujours avec le débat sur les femmes, leur tenue, leurs actes et leurs paroles, avant d’envahir l’ensemble de l’espace public et privé.
– Yémen : la clé tribale
Les tribus (en particulier les Hashid et les Bakil) sont les principales forces politiques et sociales au Yémen. Ce sont elles qui tiennent la clé de l’unité ou de la stabilité. Mais elles sont traversées, comme toute organisation sociopolitique, de tendances radicales qui s’expriment parfois par la violence à l’égard du gouvernement central (attaques, troubles), ou encore à l’encontre des puissances étrangères (attentats, kidnappings).
Cet islamo-tribalisme ne peut être analysé de façon déconnectée de la réalité ethnologique du pays, et ne doit pas susciter une inquiétude démesurée parce qu’il est lui-même soumis aux cadres et aux codes du tribalisme social et politique. En d’autres termes, l’avènement d’un gouvernement islamiste radical au Yémen ne peut pas se faire que si les grandes tribus du pays (Hashid et Bakil) adhèrent à un tel projet, ce qui paraît exclu aujourd’hui. C’est plutôt vers un rééquilibrage des forces politico-tribales que s’oriente le pays.
Dans un chapitre intitulé Epilogue, Mathieu Guidère estime que (nous le citons) :
«Dans les faits, le pouvoir n’a pas véritablement changé de mains et les principaux protagonistes, les militaires et les islamistes, s’observent toujours en chiens de faïence. Ils devront parvenir à un compromis satisfaisant pour chacun. Après une période d’observation et de test, il est probable que les armées arabes passeront la main à des civils assez patriotes pour ne pas se lancer dans des aventures politiques ou idéologiques à l’issue incertaine. Par certains mécanismes de contrôle démocratique, les militaires pourront continuer à détenir le pouvoir ultime, celui de la force brute.
Mais les islamistes pourront prendre part ouvertement aux jeux de la diplomatie et de la politique internationale, à la manière d’un Erdogan en Turquie ou d’un Ahmadinejad en Iran, en fonction du degré d’islamisation des dirigeants ou des sociétés. Les islamistes ne sont pas majoritaires dans les pays arabes, mais l’islamisme politique est la principale force idéologique dans bon nombre de pays.
…Il faudrait du temps pour que se développent dans les sociétés arabes les structures anthropologiques propices au fonctionnement démocratique. Cela a pris quelques siècles en Occident. Il serait naïf de croire que «la transition démocratique » se fera du jour au lendemain, comme par enchantement.
En revanche, il est certain qu’on peut compter sur le décalage ontologique existant entre la jeunesse arabe, foncièrement occidentalisée, et la classe dirigeante aux référents dépassés.
L’Occident a le devoir d’accompagner la libération de cette jeunesse en veillant à ne pas laisser l’euphorie révolutionnaire se transformer, sous l’effet de la crise économique locale ou internationale, en un cauchemar social ou politique.
(*)Le choc des révolutions arabes par Mathieu Guidère, éditions Autrement, Paris 2011

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