Une lumière dans la nuit (4)

21 mai 2012

Boualem Sansal au Festival International des écrivains 2012 de Jérusalem

 

Chronique de Jean-Pierre Lledo

 

Voilà, Boualem Sansal est reparti. Voyage éclair.

Mais pour toutes celles et ceux qui ont pu l’approcher durant ces 4 jours (13 au 16 Mai), à Jérusalem ou à Tel Aviv, à l’occasion de sa participation au Festival International des écrivains 2012 de Jérusalem, la lumière de l’éclair restera pour toujours. Pour d’innombrables raisons.

Malgré sa notoriété qui grandit de roman en roman, Boualem est resté le même, modeste, à l’écoute, doux, n’élevant jamais la voix, naïf et pas faussement, tellement sans masque qu’on a envie de le lui en tendre au moins un, on sait jamais.

Comment ne pas penser à cette autre force tranquille, l’écrivain Tahar Djaout qui lui, en plus, roulait adorablement les ‘’r’’ ? (Il fut assassiné le 27 mai 1993 par les islamistes alors qu’il venait de sortir de son immeuble et d’entrer dans sa voiture, dans une lointaine banlieue d’Alger).

Même les énormités ne perturbent pas plus Boualem qu’elles ne perturbaient Tahar.

Et autant le dire de suite, Boualem n’en entendit pas une seule, .

Les énormités, faut aller les chercher sur le net : haine, antijuivisme primitif le disputant à un aussi primitif anti-israélisme, insultes nauséabondes, baignant souvent dans ce nazislamisme déjà dénoncé par l’auteur dans ‘’Le Village de l’Allemand’’.

Même aussi dénué de préjugés que lui, arriver à Jérusalem quand on vient d’Algérie n’est pas une mince affaire. Que faut-il surmonter ? Je lui ai posé la question. Réponse : ‘’la peur’’. Et Boualem refuse d’avoir peur, car ‘’c’est entrer dans leur logique’’. Celle du censeur, du dictateur, du sectateur, et de tous les autres bien-penseurs. Il faudrait écrire panseurs.

N’ayant pas peur, il a pu savourer ses sensations, celles du lieu magique, Yérouchalaïm (Jérusalem prononcé en hébreu), celles des rencontres avec ses habitants-lecteurs-auditeurs, et en éprouver du bonheur. C’est beau de voir un visage émerveillé. On a beau avoir dépassé la soixantaine, c’est celui d’un enfant. Rien de mystique ni du fameux syndrome de Jérusalem, pourtant – car il en sera ainsi de tous les Arabes qui viennent et viendront en Israël –  planter ses dents dans le fruit défendu, c’est quand même le plaisir des plaisirs.

Ensuite, retrouver ces Juifs qui ont été chassés de tous les pays arabes. 600 des 900 mille, ce n’est pas rien. Et donc forcément qu’à chaque coin de rue, vous avez de fortes chances de vous retrouver nez à nez avec un de ces 600 000, un pote de Tlemcen, ou de Constantine, ou du Mzab, ou du bled de la Kahena dans les Aures… Et le nez, les Juifs comme les Arabes, ils n’plaisantent pas avec.

Ensuite, quand on vient du monde arabe, et qu’on a dû prendre son visa à Paris, donc traverser plusieurs pays d’Europe, où insensibles aux tueries et aux discriminations les plus intolérables du monde musulman, vis-à-vis des Noirs, des Chrétiens, et de tout musulman qui ose déroger, Israël est devenu le seul motif d’indignation, la grosse surprise c’est, bien sûr, de marcher dans des rues où se croisent des Arabes et des Juifs le plus normalement du monde, ou bien de traverser tout Jérusalem et ses quartiers plutôt arabes ou plutôt juifs, dans ce fameux tramway à peine inauguré, sans que l’on n’y voit un seul policier, sans que le moindre ‘’crime talmudique’’ ne soit commis pour faire de la galette avec du sang d’enfant arabe, puisque tel est le sujet favori d’une bonne partie de la production romanesque dans le monde arabe…

Boualem m’a d’ailleurs demandé comment étaient habillés les policiers. Je lui ai répondu que je me posais la même question, car je n’en avais pas encore vus, et que je me demandais même comment d’aussi grandes villes pouvaient s’autodiscipliner.

Et lorsque Boualem s’est rendu au lycée français de Jérusalem qui tient à s’afficher ‘’laïque’’ bien que situé dans le couvent St Joseph, ce qui l’a éberlué, c’était que hormis quelques profs et le proviseur, des Français, le reste, profs et élèves étaient Juifs et Arabes, ces derniers étant soient israéliens, soit venant des Territoires administrés par l’Autorité Palestinienne. Les keffiehs que portaient certains élèves ne lui ont pas échappé non plus. C’est vrai que c’était le jour de la ‘’Naqba’’ (catastrophe), que depuis quelques années les dirigeants palestiniens tiennent à commémorer, sous ce nom, presque l’équivalent en hébreu de la ‘’Shoah’’, excusez du peu, le même Jour que l’indépendance israélienne de Mai 1948.

Quand les Arabes et les Palestiniens pourront librement – c’est à dire sans que les intellectuels n’aient peur pour eux et leur famille – se réapproprier leur histoire, ils devront sans aucun doute conserver une Journée Naqba, mais en la situant bien, bien avant…

Par exemple, au tout début du 20ième siècle lorsque les premiers mouvements politiques arabes – ils ne se disaient pas encore ‘’palestiniens’’ puisque les premiers palestiniens de cet endroit furent … Juifs – au lieu de s’employer à bâtir les institutions de leur futur Etat, comme le fit le mouvement sioniste, consacrèrent toute leur énergie à nier le droit national des Juifs à avoir leur propre Etat, d’abord par la parole, puis par le boycott de leurs produits économiques, puis par les assassinats de simples gens, puis en commençant par chasser les Juifs de Galilée, de Hébron, et de Jérusalem, c’est-à-dire ceux qui n’avaient jamais quitté cette terre, enfin par la guerre dirigée par le Hadj Amin El Husseini financé dès les années 30 par les nazis.

Fourvoyés par leurs chefs et par des pays arabes dont les frontières ont toutes été dessinées par la puissance dominante, l’Angleterre, telle est la véritable Naqba des Palestiniens arabes, chrétiens et musulmans.

Le jour où l’on verra des intellectuels arabes et palestiniens le dire et l’écrire, alors la solution du conflit israélo-palestinien ne sera plus très loin…

Sansal, quant à lui, est persuadé qu’un jour la paix arrivera.

Et il a même une petite idée toute simple qu’il ne nous a pas dissimulée…

‘’Il faudra qu’autour de la table, il n’y ait que des Palestiniens et des Israéliens.’’. Pas d’autres.

‘’Ni des Européens, ni des Américains, ni des Russes, car tous n’ont en vue que leurs intérêts’’.

Ni des Arabes d’ailleurs, surtout eux, qui aujourd’hui se sont livrés aux islamistes…

Les islamistes, et on l’avait compris depuis ‘’Le Village de l’Allemand’’, sont pour Boualem le mal absolu.

Aussi a-t-il tenu à s’élever contre ceux qui en Europe défendent l’idée que c’est ‘’un mal nécessaire’’.

Traverser le Mal pour aller vers le Bien ? ‘’Ridicule, suicidaire !’’, hausse à peine la voix, Boualem : ‘’Pour aller vers le bien, il faut s’ ECARTER du Mal’’.

Mais les élections dans le monde arabe qui lorsqu’elles sont libres portent partout au pouvoir les islamistes, laissent-elles un espoir, lui ont demandé maintes fois ceux qui firent salle comble à chacun de ses débats ?

‘’Pas à brève échéance’’, admet l’écrivain. Et précise-t-il, le temps à lui seul n’y fera rien. De débat en débat, Boualem ne craint pas de se répéter : ‘’les intellectuels du monde arabe doivent se mettre au travail’’, pour élaborer une pensée indépendante des pouvoirs consacrés, une pensée qui ne recule devant aucun tabou. Et comme Boualem ne veut pas désespérer, il énumère quelques exemples (peu nombreux) de réactions positives à son voyage actuel en Israël, qui certes par ces temps de fange haineuse, illuminent…

La question qui est revenue le plus souvent est : ‘’Pourquoi restez vous en Algérie ?’’. Certains le prièrent même, larmes aux yeux : ‘’Ne tentez pas le diable, partez !’’. Et Boualem de citer un échantillon de la longue liste des bêtes noires du pouvoir qui depuis 1962 ont toutes été assassinées dans différentes villes d’Europe, sans même que les polices de ces pays dotés pourtant d’états de droit et de justices indépendantes n’aient mené la moindre enquête.

‘’Ce n’est pas moi qui doit partir, ce sont eux (les pouvoirs) !’’.

évidemment, le public israélien n’a pas l’habitude de rencontrer pareils énergumènes.

Surprise. étonnement. Effarement. Ahurissement. Stupéfaction. ébahissement. éblouissement. émerveillement. Fascination….

Voilà, je vous ai mis tous les synonymes de ‘’surprise’’ que me propose l’ordinateur. Et il est certain que le charme, comme l’éclair dont je parlais au début, n’est pas prêt de s’estomper.

Tant de mots du cœur  lui ont été dits… En aparté : ‘’Beaucoup vous admirent, moi je vous aime’’, dixit Ziva. Et en public : ‘’si Primo Lévi était vivant, il serait votre ami, Boualem !’’. Suprêmissime compliment par quelqu’un qui, nous dit-il, avait perdu 60 personnes de sa famille dans tous les camps hitlériens.

Là où passe Boualem, l’effet est durable. Et au moment de se séparer, le seul mot que son public et lui n’ont pas prononcé, est ‘’adieu’’, tant il était évident pour tous, qu’une longue histoire venait de commencer. Venait ou avait déjà commencé depuis si longtemps, il y a 2000 ans ou plus, lorsque les premiers Juifs arrivèrent après avoir été chassés de leur Judée et qu’ils furent adoptés par les Berbères ?

Car s’il est bien un sentiment qui vous prend à la gorge et ne vous quitte plus en arrivant pour la première fois à Jérusalem, c’est que c’est bien le lieu où l’histoire brisée et violente de l’humanité se recollera et s’apaisera…

Que les artistes et intellectuels du monde arabe qui auront un peu de son courage sachent ce qui les attend et ce qu’ils auront à ressentir : combien il est bon d’être aimé par ceux que l’on nous avait présentés comme des ennemis !

Jean-Pierre Lledo

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