L’Art de perdre, roman d’Alice Zeniter (éditions Flammarion 2017)
sous le signe de Gauguin et de René Char
Puisque L’Art de perdre s’ouvre et se ferme dans une galerie d’art, la grande toile peinte par Gauguin à Tahiti « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? »pourrait s’y glisser en surimpression. Et de fait, dès le prologue du roman, quand Naïma répète ad nauseam : « je ne vais pas y arriver », elle s’entend dire dans le même temps qu’elle serait « une pute qui a oublié d’où elle vient ».
Son grand-père , Ali, et son père, Hamid, sont nés dans un pays qu’ils ont dû fuir à tout jamais. Ali n’a plus voulu parler de l’Algérie et Hamid, devenu père à son tour, a définitivement renoncé à y retourner et à la faire connaître à ses enfants.
Que peut donc représenter pour elle, qui a grandi entre ce silence et ce refus réitéré, cette Algérie qu’on lui assigne comme origine, où elle n’est jamais allée mais dont les discours officiels lui donnent à entendre qu’elle n’y serait pas la bienvenue ?
Pour amener Naïma à répondre elle-même à la question, la narratrice reconstitue l’histoire du grand-père en Kabylie et celle de son fils qu’il a emmené en France avec toute sa famille lorsque l’Algérie est devenue indépendante quelque 50 ans auparavant.
Trois récits pour un roman ou trois parties – dialectique oblige ! – pour sortir des oppositions déchirantes :
- L’histoire d’Ali ou comment le cours d’événements historiques peut faire qu’un homme, travailleur, courageux, soucieux de protéger les siens et honoré dans sa communauté finisse par être considéré comme traître à son pays devenu une nation, et en être exclu définitivement.
- La révolte du fils, Hamid, devant l’abdication du père dans le nouveau pays où l’accueil leur est mesuré à l’extrême marge.
- L’ouverture sur le champ des possibles que réalise la petite-fille d’Ali, Naïma, après une anabase au pays de ses ancêtres paternels.
Cela dit, L’Art de perdre n’est pas seulement l’histoire d’une tragédie : celle de tous les Arabo-Berbères qui ont cru aux promesses successives des gouvernements français et que l’on a hâtivement rassemblés sous l’appellation de harkis : anciens combattants des guerres de 14-18 et de 39-45 titulaires d’une petite pension, moghzanis des sections administratives spécialisées, goumiers, supplétifs de l’armée ou miliciens d’autodéfense, ou encore r’tournis, ex-moudjahidin ralliés à l’armée française. L’Art de perdre est d’abord une grande fresque historique en même temps qu’un vrai roman avec une foule de personnages secondaires autour des trois personnages principaux : Ali, Hamid et Naïma
Depuis le pressoir à olives miraculeusement apporté par le torrent qui va faire sa fortune dans la montagne de Kabylie jusqu’à l’arrivée de la guerre entre l’armée française et les maquisards, en passant par l’enrôlement dans l’armée d’Afrique – Monte Cassino et la libération de l’Alsace – pour subvenir aux besoins de sa famille, Ali accepte ce qui lui est envoyé par Allah. Mais sa lutte intérieure devant les choix impossibles et son constat d’impuissance devant la surenchère des violences en font un personnage émouvant dans sa complexité. Après l’exode sans retour possible, il accepte de survivre dans la « double absence » du pays perdu et du nouveau pays qui ne sait pas l’accueillir. Il se voit privé peu à peu de son prestige de pater familias, mais il ne se plaint pas et fait retraite dans la fierté d’un silence que lui reprocheront ses enfants.
L’histoire d’Ali – grandeur et décadence – reste donc tout entière marquée par le mektoub : « Ce qui est écrit nous est étranger et le bonheur nous tombe dessus ou nous fuit sans que l’on sache ni comment ni pourquoi, autant chercher les racines du brouillard » (p. 120).
L’histoire d’Hamid est au contraire celle d’une révolte. Une révolte contre le père déchu – mais resté cher – ou une intégration réussie au prix de renoncements. Hamid reprend à sa façon l’aphorisme de René Char « notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». Passionné de récits de cape et d’épée, puis lecteur de Jean-Jacques Rousseau et du Capital , il s’éloigne de la religion de ses parents, il se mêle aux jeunes contestataires qui continuent mai 68 et il incite à la grève les ouvriers de l’usine où travaille son père. Toujours aimé de Yema, sa mère si chaleureuse, il finit par connaître auprès de sa compagne, la lumineuse Clarisse, une sorte de bonheur familial avec leurs quatre filles. La troisième, Naïma, dira qu’il a toujours su se réinventer, et qu’en cela seulement elle tient de lui.
Quant à l’histoire de Naïma, elle est faite de ce qu’elle a pu glaner de leur histoire respective : vignettes disparates de la lointaine Kabylie, bribes d’histoires rapportées, de cauchemars d’enfant – l’homme-feu, l’homme-fer – ou morceaux de pensées..
Partie en Algérie pour son travail et conduite, sans l’avoir vraiment voulu, vers le village des crêtes où vivait la famille de son père, elle y découvre une foule de parents dont elle ne connaît pas la langue mais qu’elle parvient à comprendre « dans le sabir des langues mélangées »(p.478) – et même d’un peu d’anglais ! – mais surtout avec des gestes et dans les embrassades de femmes. L’accueil est chaleureux, même si un cousin de son père la soupçonne d’être venue pour récupérer la maison de son grand-père. Cependant, à son retour, elle ne manifestera pas le désir de s’y rendre une autre fois. Du moins ce voyage lui a-t-il permis de saisir la complexité de toutes ces histoires et aussi « de ces états qui ne peuvent s’exprimer que par des énoncés contradictoires et simultanés »(p.498) .
L‘Art de perdre doit sa force à ces trois personnages et à l’écriture d’Alice Zeniter qui les montre chaque fois dans le présent de leur histoire et dont l’humour dans les rapprochements incongrus et les commentaires désinvoltes permet d’éviter le pathos. Mais l’intérêt particulier de ce roman est qu’il propose aux descendants des Harkis une véritable catharsis de leur drame. Par delà l’oxymore, la référence à l’art leur donne enfin un titre de noblesse.
Dans la galerie où elle est employée, Naïma est invitée par son patron – son amant de façon plus ou moins pérenne – à documenter la première rétrospective qu’il veut réaliser du peintre algérien Lalla Fatma N’Souner. L’artiste a pris le nom de la Jeanne d’Arc du Djurdjura, la première résistante à la pénétration de l’armée française en Kabylie. Mais lui, on l’appelle aussi plus simplement Lalla, nom de la femme en majesté.
Arrivé au stade final de son cancer, il se réjouit de cette rétrospective mais il redoute en même temps qu’elle ne soit, dit-il, « un concentré de ma vie en griffures d’encre et de couleurs » (p.392 ). Naïma, qui doit partir en Kabylie pour retrouver d’anciens dessins qu’il avait donnés à sa première femme, pourra découvrir à cette occasion le pays de ses ancêtres paternels mais elle redoute aussi de ne s’y reconnaître aucun lien avec toute cette partie de sa famille, ni avec le pays qu’elle s ‘est constitué en imagination.
De retour à Paris, elle compose le texte qui présentera les tableaux de la galerie et l’ensemble des dessins rapportés d’Algérie:
« On voit revenir dans ses travaux diverses figures qui surgissent à la fois de l’Histoire de l’Algérie et des cauchemars d’un enfant : l’homme-feu et l’homme-fer, des morceaux de corps, de cordes et de barrière ». Elle ajoute:« Mais dans d’autres séries de dessins, on trouve des visages amicaux, des portes entr’ouvertes, des esquisses d’animaux qui s’enroulent autour des ruines antiques caressées par une nature lourde de présents. Ceux-là portent des inscriptions tirées de poèmes ou de chansons qui célèbrent la joie qu’il y a à aimer, à se battre, à partir à l’assaut du ciel, et ils ne sont pas moins puissants que les premiers. »
Et elle conclut: « Ce sont des pays multiples qui s’entrechoquent et s’amalgament dans les travaux de Lalla , ou peut-être justement n’est-ce qu’un pays unique. Ce que nous disent plus de cinquante ans de dessins et de peintures , c’est qu’un pays n’est jamais une seule chose à la fois : il est souvenirs tendres de l’enfance tout autant que guerre civile, il est peuple comme il est tribus, campagnes et villes, vagues d’immigration et d’émigration, il est son passé, son présent et son futur, il est ce qu’il est advenu et la somme de ses possibilités» (p. 505)
C’est donc l’art qui porte le premier et le dernier message d’Alice Zeniter et de Naima. La vérité de ce pays dans toutes ses contradictions, c’est ici la peinture et le dessin qui en témoignent. Ailleurs ce sera la littérature avec des écrivains du temps présent tels que Maïssa Bey, Boualem Sansal, Anouar Ben Malek, Habib Tengour, Kamel Daoud, Chawki Amri, Aziz Chouaki, ou encore des cinéastes.
Loin de l’image misérable des différents camps de transit entre lesquels ils ont été ballottés, L’Art de perdre fait des Harkis et de leurs enfants les héros improbables d’une épopée d’infortune – « alliance des contraires » – qui finissent par trouver leur place dans le mouvement. Comme Naïma dont Alice Zeniter dit en dernière page : « Elle n’est arrivée nulle part au moment où je décide d’arrêter ce texte, elle est mouvement, elle va encore. » (p.506) .
Harka dérive d’un mot arabe qui signifie mouvement.