Lu pour vous dans EL WATAN
le 26.09.11
Sophie Bessis : «Le danger de la restauration du régime autoritaire n’est pas le plus immédiat»
Que sera la Tunisie de l’après-élections du 23 octobre ? L’historienne, journaliste et militante des droits de l’homme, Sophie Bessis, directrice de recherche à l’IRIS, ancienne rédactrice en chef de Jeune Afrique, a tenté de cerner, dans sa conférence de samedi soir, les enjeux de la transition démocratique en Tunisie et dresser un état des lieux d’avant les élections de la Constituante du 23 octobre prochain.
Issue d’une grande famille juive tunisienne, directrice générale adjointe de la FIDH, Sophie Bessis plante le décor, d’abord, de la singularité de la transition tunisienne comparée aux transitions en cours en Libye, Egypte et Maroc : «En Tunisie, dit-elle d’emblée, le processus (de transition) est pacifique. Non guerrier, en tout cas, et non initié ou contrôlé par un pouvoir resté plus ou moins en place.» En Egypte, le processus s’est borné, selon elle, au «renvoi» du dictateur avec mise en œuvre des processus de démocratisation et un contexte de changement, mais «en maintenant le système, puisque l’armée reste le maître du processus».
Et en Libye, on est en présence d’un «processus de transition armé, guerrier, avec des inconnues très grandes sur ce que sera le futur régime». Quant au Maroc, il s’agit plus d’une «ouverture institutionnelle contrôlée et balisée par la monarchie». En Tunisie, ce n’est pas le cas. «Nous avons connu une chute de la dictature avec un effondrement d’un système, vieux non pas de 23 ans (du pouvoir Ben Ali), mais de 55 ans de l’autoritarisme bourguibien. Je dis bien effondrement, car les risques de restauration dans ce type de système ne sont jamais écartés.»
Dans ce processus de transition, Mme Bessis identifie trois «moments» : le«moment révolutionnaire» du 17 décembre 2010 (immolation de Bouazizi et début du soulèvement populaire), jusqu’à février 2011, durant lequel la Tunisie a connu des «insurrections populaires» à l’intérieur du pays puis un «soulèvement politique» dans Tunis, la capitale, suivis par les grandes manifestations de Kasbah I et II à Tunis au terme desquelles furent renvoyés deux gouvernements de l’ère post-Ben Ali. Le deuxième «moment» est celui de la mise en place des «instances de transition», dont la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution et du gouvernement provisoire de Béjà Caïd Essebsi.
Ce deuxième temps de transition prendra fin le 23 octobre prochain, jour des élections. «Si les consensus laborieusement élaborés ces dernières semaines sont respectés, car le 24 octobre nous entrerons dans une troisième période qui devrait s’étaler sur un an, la durée de vie de la Constituante, avant d’arriver à des processus électoraux organisés selon les modalités de la nouvelle Constitution adoptée par l’Assemblée constituante.»
Valse révolutionnaire à trois «temps»
Le déroulement de la troisième période sera elle-même un enjeu, anticipe la conférencière. Puisque le fonctionnement de la Constituante déterminera, en partie, la nature du (futur) régime. Sophie Bessis dressera un état des lieux de la Tunisie et passera en revue les forces (politiques) en présence avant les élections. «La Tunisie, dit-elle, a connu à la fois un soulèvement social et une révolution politique. Les deux ne sont pas antinomiques car il y a des interactions extrêmement complexes, parfois conflictuelles». Des impacts de la «secousse révolutionnaire», S. Bessis en dénombre plusieurs, dont le plus visible est la prise de parole «généralisée» de la population accompagnée du «syndrome de la table rase». «C’est-à-dire la refondation de la République.»
Au lendemain de la chute de Ben Ali, le 14 janvier, le choix d’aller vers une Assemblée constituante n’était pas le plus évident, rappelle-t-elle, car la Constitution de 1959 (amendée) prévoyait des élections présidentielle et législatives anticipées. Deuxième impact : l’effondrement du système n’a pas entraîné l’effondrement de l’Etat qui répond, d’après elle, d’une «profondeur historique».
«Ni l’Etat ni l’économie, affirme-t-elle, ne se sont effondrés, et cela malgré les impacts extrêmement dévastateurs de la guerre en Libye.»
Les voyants socioéconomiques sont au rouge, constate-t-elle. «La situation est extrêmement fragile, corsée par une réexacerbation des luttes de classes et l’impatience de la demande sociale tombant dans un contexte de ralentissement économique. Et comme nous n’avons pas de rente, nous ne pouvons acheter la paix sociale».
Le «retour» du régionalisme constitue un autre élément de fragilisation : «Non pas la Aârouchia (tribalisme), mais le régionalisme, car il n’y a que des fantasmes de régionalisme en Tunisie.» Cet état de fragmentation sociale a révélé, d’après Bessis, la profonde fracture entre la «Tunisie de l’intérieur» et la «Tunisie côtière», une fracture très ancienne qui a «rythmé la vie politique de ce pays pendant près de deux siècles (…) Je ne dis pas entre la Tunisie rurale et urbaine. Car cette catégorie de lecture n’est pas pertinente, dès lors que 75% de la Tunisie est urbaine, et ce sont, précise-t-elle, les petites villes de l’intérieur, comme Sidi Bouzid, Tala, Kasserine, etc., qui se sont révoltées et non pas la campagne».
Les diplômés chômeurs de ces petites villes, explique Mme Bessis, n’ont pas les mêmes opportunités de travail que ceux de la «Tunisie utile», de la «Tunisie côtière» plus «riche» par les produits de son «type d’économie extraverti». A ces nombreux facteurs de fragilité s’ajoute la capacité de nuisance de l’appareil de l’ancien régime, couplé à la faiblesse, si non à l’absence d’un cadre sécuritaire légitime. «Lorsqu’un système policier de plus de 50 ans s’effondre, c’est en queue de comète. La Tunisie d’aujourd’hui est difficile à gérer, car toutes les institutions ont une légitimité bancale, puisque elles sont transitoires par définition.»
Les «périls» de la transition
Pour ce qui est des principales forces politiques en présence, Bessis les regroupe en trois pôles. Le parti Ennahda (islamiste dit modéré) avec tout son attelage d’organisations et mouvements islamistes. La spécialiste s’interroge comment Ennahda, «parti minoritaire dans la société, absent durant le moment révolutionnaire», paraît hégémonique après la révolution. C’est une «vraie question». Le deuxième pôle est celui du RCD, dissous, mais en voie de reconstitution. L’ancien parti au pouvoir est de retour, sous de nouveaux sigles puisqu’il s’agit de plusieurs partis politiques créés par les hiérarques de l’ancien régime, les moins proches du clan familial Ben Ali-Trabelsi. Une reconfiguration possible, favorisée par un «maillage» de plus de 50 ans de la société. Le troisième pôle est celui de la gauche «éclatée» et «hétérogène». L’éclatement de cette dernière est une donne «très préoccupante», estime-t-elle. Dans cette galaxie de partis qui va du centre gauche à l’extrême gauche en passant par les nationalistes arabes autoproclamés de gauche, aucun n’a réussi à forger un discours politique cohérent et mobilisateur.
La fragmentation des pôles en compétition – quelque 1500 listes électorales – constitue un danger et profite au pôle le plus organisé : «Ennahda, qui, même s’il ne remporte pas la majorité, aura le plus grand groupe (d’élus) à l’Assemblée constituante.»
Parmi les «enjeux de société» identifiés et qui occupent l’essentiel des élites, la conférencière cite le «faux débat» sur l’identité nationale, l’arabité, la laïcité, «alors qu’ils étaient absents durant le moment révolutionnaire» et que la Tunisie est le seul pays arabe où le mot charia n’apparaît nulle part, ni dans la Constitution ni dans aucune autre loi.
Second enjeu «central» : le statut des femmes. Si tous les projets politiques sont articulés autour, c’est d’abord parce que la femme tunisienne a été «plus présente», «plus visible» que dans les autres révolutions et qu’elle bénéficie depuis 1958 d’un corpus de droit dont elle est bénéficiaire. Le troisième grand débat qui surgira durant cette phase est celui en rapport avec le choix et modèle économique et social de la Tunisie post-révolutionnaire, et posera la question de la «réconciliation» entre les deux Tunisie. «Quel contrat politique, sociétal ? Sur quels principes et sur quelles valeurs vont se déterminer les différents acteurs politiques ?» Trop tôt pour y répondre. «La Tunisie, conclut Sophie Bessis, est en pleine expérimentation, de pratiques et de formes, sur quoi débouchera-t-elle, on ne le sait pas. Maintenant, une chose est sûre : le danger de la restauration du régime autoritaire n’est pas le plus immédiat dans la Tunisie d’aujourd’hui.»
Mohand Aziri
Lu pour vous dans EL WATAN
le 26.09.11
Protestation contre les régimes en place dans les pays du Maghreb
La rente n’est plus un rempart contre la dissidence
En Algérie, estime Fatiha Talahite, même si «le mouvement de contestation n’a pas pris, il a cependant contraint le gouvernement à changer sa politique».
Le pouvoir achète tout avec de l’argent ; des produits alimentaires jusqu’aux… élites politiques.» Cette affirmation, on l’a souvent entendue dans la bouche des leaders politiques de l’opposition en Algérie. Et même ailleurs. Mais est-elle une réalité qui peut justifier, seule, la longévité des systèmes autoritaires dans la région du Moyen-Orient et du Maghreb ? La rente pourra-t-elle acheter la dissidence ? Politologues et chercheurs ont tenté d’apporter des éléments de réponse à ces interrogations. Intervenant hier, au cinquième panel du colloque international El Watan-IME «Le printemps arabe : entre révolution et contre-révolution ?», Myriam Catusse (politologue, attachée de recherche au CNRS), Fatiha Talahite (économiste et chercheure au CNRS) et Fouad Abdelmoumni (consultant international en microfinance et acteur de la société civile marocaine), ont analysé la situation sociopolitique dans les pays du Maghreb. Ils relèvent aussi les enjeux futurs pour les sociétés maghrébines.
Le militant marocain Fouad Abdelmoumni retrace l’évolution du système politique marocain depuis 1974. C’est à partir de cette date, dit-il, que le Maroc s’est lancé dans un processus appelé «le processus démocratique». Le pouvoir marocain, «connu historiquement par le recours à la répression», a mis en œuvre d’autres outils pour se maintenir en place en ouvrant la porte des élections aux nouvelles élites. «Parallèlement, le pouvoir va de plus en plus tendre à corrompre les élites. L’Etat n’utilise pas seulement la corruption, mais aussi le chantage qui s’étend même aux élites économiques», explique-t-il. Selon lui, la situation qui y prévalait était dominée par la prédation et la cooptation des ressources du pays car toutes les élites, politiques ou économiques, ont été corrompues par le régime.
Mais ce triptyque «répression-manipulation-corruption» est en fin de cycle. «Le décalage créé par la frustration entre acquis et attentes devient énorme. Avec l’avènement des révoltes dans les pays arabes, la situation a changé. Le mur de la peur est tombé», enchaîne Fouad Abdelmoumni, qui note l’absence actuellement d’une alternative : «L’enjeu de ce mouvement de révolte n’est pas de changer un zaïm par un autre, mais de changer les modes de fonctionnement», lance-t-il, précisant que «le Maghreb est une clé majeure de notre existence et de notre avenir».
En Algérie, estime pour sa part Fatiha Talahite, même si «le mouvement de contestation n’a pas pris, il a cependant contraint le gouvernement à changer sa politique». «Les dépenses publiques ont coulé à flots pour satisfaire les revendications sociales. Ce qui n’est pas, dans l’absolu, une mauvaise chose. Bien au contraire, au vu de la demande sociale. C’est l’un des effets positifs du printemps arabe et de la mobilisation dans les pays voisins qui, même s’il n’a pas pris en Algérie, a influé sur le comportement du gouvernement algérien et des Etats rentiers en général», explique-t-elle. La spécialiste en économie met toutefois en garde contre les effets néfastes de cette pratique : «Cette politique n’a pas vocation à être poursuivie. Il y aura un retour de manivelle, et il faut s’attendre à la répression une fois ces mouvements essoufflés.»
Madjid Makedhi