La maison des chacals – Chapitre II

DJEMILA 55

110, 130, 150, le maximum sur une ligne droite si courte ! Il faut maintenant relâcher le pied droit, préparer le premier virage, toujours calculé au plus juste, et enchaîner les autres, toute la série, avant d’arriver au site.
Une fois de plus, Hélène aurait dit qu’il n’était pas prudent de conduire à cette allure sur ces petites routes des Hauts-Plateaux. Il n’était d’ailleurs même pas prudent de partir ainsi à Djémila, sans prévenir personne en cette fin d’après-midi de juin 1955. Mais c’était encore la meilleure façon, Albert Jouannet le savait bien, de calmer cette rage qui le prenait devant une mort absurde. Et la mort du fils de Rhamdame, tout à l’heure en était une !
Avec les années, il avait cependant appris à s’accommoder de ce scandale qui l’avait poussé autrefois à choisir les études de médecine. Mais, par moment, c’était plus fort que lui : la révolte revenait et il s’y abandonnait. Il prenait alors sa « quinze chevaux » et partait sur la route, droit devant lui, le pied au plancher. Djémila marquait souvent le terme de ces longues courses solitaires où il défiait la mort.
Au danger de la vitesse s’ajoutait maintenant la vague menace d’une embuscade. Depuis le début des événements on savait que des fellaghas venaient parfois chercher refuge dans les rares mechtas du Djébel Medjounès, et que, s’ils opéraient surtout la nuit, ils pouvaient tout aussi bien se déplacer en plein jour dans ces solitudes. Mais présentement Albert n’était pas d’humeur à s’en inquiéter.
Une dernière côte, un dernier virage, le petit chemin de terre battue sur la gauche et il est arrivé… Cette colère rageuse du vent parmi les pierres, c’est bien cela qu’il est venu chercher à Djémila ! Une force bien réelle, et si précise, et si concrète en plein visage qu’elle mobilise toute son énergie, pour seulement tenir debout ! Les yeux fermés, les poings crispés dans les poches de son blouson, il aspire un long moment toute cette puissance pour la faire sienne.

Il ne pensait jamais à la mort, mais elle était toujours présente, comme une ennemie familière : le seul adversaire qu’il se soit jamais connu. A l’hôpital d’Alger où il avait fait son internat, pendant la guerre et, au lendemain de l’armistice, à l’hôpital militaire de Sétif où finissaient de mourir Arabes et Européens apparemment rescapés des massacres, il avait pris l’habitude de la traiter froidement, à sa manière. Et pour cette raison il était parfois taxé d’insensibilité par ses amis. Hélène lui reprochait souvent sa résignation devant les lois du hasard ou de la sélection naturelle. Les Arabes, eux, comprenaient cela : « Mektoub » disaient-ils. Mais, lui, il n’y voyait pas le doigt de Dieu. Il ne pouvait accepter la mort qu’après avoir tout mis en œuvre pour la contrer. Reconnaître après coup qu’on n’y pouvait rien n’était pas un aveu d’impuissance. Simplement une élémentaire sagesse. C’était aussi le point de vue d’Abderrhamane, l’infirmier qui l’accompagnait toujours lorsqu’il partait en tournée dans les douars des environs. Mais celle-là, on aurait pu si facilement l’éviter : la mort du seul garçon qu’avait eu Rhamdame, le vieil ami de Paul Jouannet, son père !
Beïa aurait dû le faire appeler, lui, le Docteur Jouannet. Elle le connaissait depuis longtemps et Rhamdame avait une telle confiance en lui ! D’ailleurs la dernière fois qu’il la lui avait amenée, au début de la semaine, elle en était à son huitième mois et avait promis de le prévenir dès qu’elle sentirait les contractions.
Depuis la naissance de Rachid, le fils qu’elle avait eu de son premier mari, Ahmed, dix-sept années s’étaient écoulées. Elle s’était remariée avec Rhamdame, son beau-frère, et avait fait successivement deux fausses couches à deux ans d’intervalle. Depuis ce dernier accident, elle se croyait devenue stérile. Mais la nature réserve des surprises, et voilà qu’à nouveau elle arrivait à porter un enfant à terme. Cependant, hier, quand elle avait senti ses premières douleurs, elle avait préféré s’en remettre à la tradition. Elle avait appelé Zobeïd, la « qâblat » qui habite à l’autre bout du village.
Arrivée en toute hâte, celle-ci avait fixé deux cordes à une perche transversale de la toiture. Sa fille aînée, qui l’accompagnait toujours dans ces circonstances, avait déposé le ghessa à l’intérieur du trou qu’elle avait façonné dans le sol de terre battue. Beïa avait agrippé les cordes de chacune de ses deux mains et, les jupes relevées, accroupie au-dessus de la cuvette en bois, elle avait rapidement laissé glisser un beau garçon de sept livres devant une assemblée de femmes et de jeunes filles accourues malgré l’heure tardive.
Zobeïd avait coupé le cordon avec le couteau que, dans sa précipitation, elle avait laissé tomber à terre près du kanoûn. Elle avait pris le bébé dans ses bras et l’avait nettoyé, tandis que les quatre jeunes filles de l’assistance allaient s’accroupir sur le placenta, chacune à leur tour, dans l’espoir de s’assurer ainsi une honorable fécondité. Zobeïd avait ensuite enveloppé l’enfant de cotonnades propres et d’une pièce de laine fixées avec une ceinture souple. Il avait poussé des cris vigoureux. Puis il s’était endormi. Et tout allait bien. Mais au petit jour, il s’était remis à crier et n’avait plus cessé. Sa peau prenait peu à peu un teint jaunâtre. Il se raidissait et ses petits muscles devenaient tout durs. C’est alors que Rhamdame était venu chercher le Docteur Jouannet…
Albert le revoit encore. Il se tenait sur le pas de la porte, croisant et décroisant les doigts, un peu gêné d’avoir à lui apprendre en même temps que l’enfant était né sans son aide, que « Amdoullah!  » c’était bien un garçon , et qu’il devait venir maintenant, tout de suite, lui, le toubib, parce que « ça ne tournait pas rond ».
Trois questions, quatre mots de réponse, et Albert avait compris ce qui se passait. Il avait laissé là ses derniers malades -Abderrhamane achèverait la suture qu’il venait de commencer sur une arcade sourcilière- et il avait suivi Rhamdame.
Quand ils arrivèrent, bleu et raidi, l’enfant n’était plus qu’un long cri enroué. Albert défit prestement laines et cotonnades et découvrit, sur le ventre déjà durci, le petit nœud de chair taché de cendres par où la mort était en train de l’emporter. Tétanos ombilical. Un couteau sale pour trancher le cordon probablement ! Banal, si bêtement banal ! Comment était-ce encore possible ? Il n’y avait plus rien à faire. Bientôt l’enfant cessait son cri, tout raide entre ses mains.

Quand il s’était remarié avec Beïa en 1945 après la mort de son frère Ahmed, Rhamdame avait la fille de sa première femme, Messaouda, et les trois filles que lui avait données sa deuxième femme, Ouanès, portée en terre quelques mois plus tôt en compagnie du garçon qu’elle venait de mettre au monde. Quand il avait cru que Beïa était devenue stérile, il s’était résigné à n’avoir jamais de descendant mâle et il avait reporté tous ses espoirs sur Rachid, le fils d’Ahmed, qu’il considérait comme son propre fils. Mais depuis quelque temps Rachid avait bien changé. Et Rhamdame s’était mis à regretter de n’avoir pas eu un garçon à lui. Voilà qu’un enfant était annoncé. C’était un garçon. Et il était mort.
Bien sûr, Rhamdame aurait dû le prévenir tout de suite, lui le « t’bib », sans laisser faire les femmes. Mais lui-même, le « t’bib », il aurait dû parler davantage avec Beïa pour s’assurer sa confiance.
Quand il était médecin de colonisation pendant la guerre, il avait essayé d’organiser dans les douars un enseignement d’hygiène pour les femmes enceintes, mais il s’était heurté à la double hostilité des hommes et des vieilles. Et il avait un peu vite renoncé, préférant – il fallait bien le reconnaître ! – l’admiration et le respect des hommes à l’éducation des paysannes. Par la suite, quand il s’était installé au village de Bourmont, il avait renouvelé son entreprise dans son cabinet, mais avec plus de prudence. Et il avait connu quelques succès.
Pour Beïa, il était parti du principe qu’elle obéissait à son mari et qu’il lui suffirait de convaincre Rhamdame pour emporter son adhésion. Mais il s’était trompé. En l’occurrence, Rhamdame pesait moins lourd que la tradition. L’avis des femmes était plus important qu’il ne l’aurait cru !

Pour s’abriter du vent, Albert a contourné les ruines vers l’Est, à mi-pente, par le sentier d’éboulis, rabattant au passage les rares lentisques ou les cistes jaunâtres, et malmenant les touffes de belladone. Arrivé à hauteur du théâtre, il remonte en direction du forum. Sur le plateau où s’étend la majeure partie de la ville romaine, il a pris l’enfilade de la grand’rue. Il marche maintenant à contre-vent, tendu dans l’effort qu’il fait pour rester debout. Cela du moins a un sens immédiat. Il lui faut continuer d’avancer parmi ces pierres qu’il connaît depuis si longtemps, en fait depuis sa petite enfance…
A cette époque-là, peu de gens venaient à Djémila. D’ailleurs, ce pays des Hauts Plateaux n’encourageait guère le tourisme. Et si le guide Michelin détaillait assez longuement le site de l’ancienne Cuicul, rares étaient les voyageurs qui s’aventuraient dans ces parages de pierres et de vent. A l’exception des archéologues ou de quelques amateurs avertis.
Mais Albert revenait souvent dans les ruines lorsqu’avec son frère et ses cousins, il passait quelques jours de vacances chez le garde-forestier des collines avoisinantes, Edouard Giraud, un vieil original, ami de son père, qui savait fermer les yeux sur les entorses au règlement et s’était ainsi attiré l’amitié des Berbères des environs.
Il restait bien peu de forêts sur ces terres râpées par le vent, mais les quelques bosquets de chênes verts abritaient lièvres et lapins sauvages, et , en toutes saisons, on braconnait ferme dans les collines. Vendre ce gibier au marché, c’était toujours autant de gagné quand la sécheresse avait détruit presque toute la récolte. Quant aux chèvres et aux moutons, pourquoi leur interdire d’escalader les communaux? Ils débroussaillaient si efficacement les sous-bois! Le seul souci d’Edouard était les feux de forêt. Pour le reste, il n’avait rien vu !
Après sa mort, trois autres gardes forestiers s’étaient succédé en deux ans. Les avertissements qu’ils avaient reçus des gens du coin les avaient vite découragés et, depuis, la maison forestière était restée déserte.
Mais du temps d’Edouard elle était bien vivante, et chaude, et accueillante! Le vieil homme vivait là avec Khadija qui avait trois enfants et dont le mari avait été tué près de Verdun pendant la guerre. Edouard l’employait « pour faire le ménage et la cuisine », comme il disait avec un sourire en coin qui relevait sa moustache… mais personne n’était dupe. Et la maison sentait si bon le feu de bois! La mère d’Albert disait bien qu’elle « sentait la mouquère »… Chacun sentait ce qu’il voulait ! Albert se rappelait encore l’odeur très forte des épices dont Khadidja accommodait la chorba, la soupe de blé dur qui fumait dans les assiettes au retour de leurs escapades.
Quand le conservateur du musée était parti à Alger et qu’en conséquence le gardien n’avait plus à garder les ruines, Edouard emmenait tous les enfants faire de grandes parties de ballon sur le forum des Sévères. Et l’on passait des journées entières à escalader les gradins, à dévaler les pentes en les remontant à quatre pattes pour des courses au trésor qui s’achevaient immanquablement dans le dédale des Grands Thermes.
Djémila avait donc très tôt représenté pour Albert le cadre grandiose de ses jeux d’enfant, ou des joyeux déjeuners sur l’herbe entre les pierres, lorsqu’au lendemain de Pâques ou de Pentecôte, les familles européennes des environs s’y retrouvaient avec force paniers de victuailles, pour fêter la « Saint-Couffin ». Et quand, plus tard, après la découverte du nouveau quartier chrétien, il participa aux fouilles, ce fut comme s’il ajoutait des pièces nouvelles à l’univers de ses jeux d’enfant. Mais Djémila lui apparut alors sous un autre jour : celui qu’elle présentait en fait à tous ceux qui la voyaient pour la première fois : une antique cité, en partie enfouie, autrefois très vivante, et qu’il s’agissait maintenant de ramener à la lumière du jour.
Il était alors en classe de première au lycée de Sétif, et il était revenu là pour participer au chantier avec son professeur d’Histoire et une dizaine de garçons de son âge, pendant les vacances de Pâques. Planter des piquets, tendre des cordes pour délimiter l’aire, puis creuser délicatement le sol qui laissait apparaître de vagues formes, dégager peu à peu les pierres. Et l’on ne savait pas encore ce qu’elles voulaient être : colonne d’un temple décapité, simple socle ou chapiteau. Il se rappelait leur fierté, et comme une sorte d’attendrissement aussi, devant la stèle, la console ou le morceau de statue sans bras que leur travail avait mis à jour. Ce même sentiment, il l’avait retrouvé lorsqu’il avait réalisé tout seul son premier accouchement. Les ruines ne pouvaient donc évoquer pour lui la mort des civilisations.
Malgré les risques que leur faisaient courir ces exhumations successives, elles lui semblaient toujours résister, d’une certaine façon. Elles étaient le produit de cette terre ravinée des Hauts Plateaux qui, certains soirs d’automne ou de printemps, vire au rose puis au brun violet. Elles étaient le cadre naturel des habitants des mechtas voisines Et, avant de compter dans la mémoire de l’humanité, parce qu’elles étaient, pour eux, le plus court chemin vers la grand’route qui mène à Constantine ou à Sétif, elles étaient plus sûrement à la garde des gens du lieu dont les chèvres et les moutons se chargeaient de tondre l’herbe entre les dalles. Ce petit peuple rude et rare les honorait à sa manière. Apparemment sans les dégrader. Et les cigognes qui, chaque année, revenaient en décembre faire leur nid au fronton du Temple Septimien portaient le même témoignage.

Peu à peu Djémila rappelait à Albert que la vie l’emportait toujours sur la mort et que, toutes les fois qu’il n’en était plus convaincu, la capacité qu’il s’était donnée de faire semblant d’y croire l’avait toujours délivré des grands doutes stériles.
Ayant fait demi-tour, il se laissa emporter dans le lit du vent et trouva naturel que le gardien qu’il venait d’apercevoir, adossé à la stèle des Septimes, le bas du cheich flottant au vent, lui dît lentement, lorsqu’il arriva à sa hauteur: « Il va faire noir maintenant. Il faut que tu rentres chez toi… « .