Lettre ouverte au Monde Diplomatique

Quel est l’impératif qui peut obliger un lecteur à réagir par un écrit – dont il sait qu’au mieux il se retrouvera tronqué dans un vague « courrier des lecteurs » – à un article paru dans un journal considéré comme une référence dans son domaine ? Je ne parviens pas à trouver de réponse à cette question. Je vous écris donc simplement pour vous dire ceci: ce n’est pas avec l’article signé par vos envoyés spéciaux Pierre Daum et Aurel « Sans valise ni cercueil, les  pieds-noirs restés en Algérie » – où se retrouvent presque toutes les formes de ce que les sémioticiens appellent l’écriture oblique (jeux de l’implicite et de l’ironie) – que vous ferez avancer l’indispensable travail de réconciliation entre la France et l’Algérie.

Cet article, paru en page centrale du Monde diplomatique de mai 2008, plaira sans doute à ceux qui ont toujours pensé que la «blessure» des  Pieds-Noirs n’était qu’un juste retour des choses et que leur peur, en 1962, était largement fantasmée. «Orienté», «intellectuellement malhonnête», ou simplement «naïf» ou «maladroit », je vous laisse choisir le jugement que pourront porter les autres.

Voici les non-dits, les sous-entendus et quelques-unes des imprécisions qui expliquent cette impression après une lecture attentive de « Sans valise ni cercueil, les pieds-noirs restés en Algérie ».

Reprenant le constat de Benjamin Stora, votre article recense 200 000 Pieds-Noirs présents en Algérie en 1963. Je puis en effet témoigner qu’au moins à Annaba (anciennement Bône) un commissaire de police et une directrice d’école, exerçant tous deux en « quartier arabe » (comme on disait du temps de l’état français), s’y trouvaient encore cette année-là. Avant juillet 62 ils avaient en effet reçu des futurs responsables algériens une demande d’aide à la formation de leurs successeurs ainsi que des assurances quant à la sécurité de leurs personnes et de leurs biens dans l’Algérie nouvelle. Mais, dans le même temps, ils s‘étaient vu conseiller de ne pas être présents au pays au moment de l’indépendance. C’était donc bien la preuve que ces responsables prévoyaient et redoutaient des débordements sanglants et des actes de vengeance aveugle lors des fêtes qui suivraient. Comme ce fut le cas, particulièrement horrible, le 5 juillet et les jours suivants à Oran. Le commissaire de police, qui rejoindra définitivement ses enfants en France en 1964, et la directrice d’école, qui le fera en 1967, font donc bien partie, en 1963, de ces 200 000 Pieds-Noirs recensés. Mais ils n’étaient pas présents en Algérie à la fin de la guerre, contrairement à ce que laisse entendre le sous-titre résumant votre article. Ils faisaient donc partie des « privilégiés » qui pouvaient partir d’Algérie puis y revenir à la fin de l’été en raison de leur utilité pour le jeune état.

Mais quelles garanties pouvaient avoir tous ceux qui n’avaient que trop entendu ou lu, inscrite sur les murs après le 19 mars 62, la sinistre formule « la valise ou le cercueil » qu’il est facile a posteriori d’appeler « provocation »? Tous ceux qui exerçaient de petits emplois – commerçant, transporteur routier, pêcheur, cultivateur ou menuisier – ou qui n’avaient pour tout bien au soleil qu’une boutique, un atelier ou une camionnette, une terre ou un appartement soudain clairement devenus objets de convoitise ? Quelles garanties pouvaient encore avoir tous ceux qui, dans les déchaînements de violence – entre l’OAS et le FLN ou entre les éléments incontrôlés du FLN et ceux de l’OAS – avaient appris qu’un des leurs avait été enlevé on ne savait où, qu’il avait disparu ? Quelles garanties pouvaient encore avoir tous ceux qui apprendraient une autre disparition dans l’horreur d’un jour d‘été à Oran alors même que l’Algérie était devenue indépendante? Comment ne pas perdre toute confiance en un avenir possible dans leur pays, même s’ils ne l’avaient jamais quitté et qu’ils n’en connaissaient aucun autre ?

Or dans l’exode massif et sans espoir de retour de ces familles serrées autour de baluchons sur le pont d’un bateau, votre article cherche une autre raison que « le risque encouru pour leur vie et leur bien ». Et aucun conditionnel ne vient atténuer votre étonnement : « Finalement, on en vient à se demander pourquoi tant de « Français d’Algérie » ont décidé de quitter un pays auquel ils étaient aussi charnellement attachés » . Et la réponse que vous proposez, en rassemblant différents entretiens, est une sorte de racisme atavique étrangement perceptible encore chez certains Pieds-Noirs restés en Algérie. Même si vous prenez la précaution de dire que « la réalité offre des cas parfois surprenants », votre argumentation n’est guère convaincante !

En revanche, tous les Pieds-Noirs devenus Pieds-Verts [note 1] que vous avez interrogés en Algérie donnent à entendre qu’ils sont restés parce qu’ils s’étaient toujours bien entendus auparavant avec les « musulmans ». Ce qu’auraient pu dire aussi nombre de ceux qui sont partis. Mais certains de ceux qui sont restés précisent comment, d’une façon ou d’une autre, ils ont aussi manifesté leur refus de l’injustice sociale caractérisée dont étaient victimes les Arabes et les Berbères sous l’État colonial. Et de fait, certains de vos interlocuteurs semblent avoir réussi leur projet de vie au pays. Il en est cependant beaucoup d’autres qui, ayant toujours témoigné de la même sensibilité, ont été obligés de partir parce qu’ils contestaient les décisions gouvernementales contraires à leurs droits de citoyens ou qu’ils revendiquaient la liberté d’expression que le pouvoir leur refusait. En particulier les intellectuels qui, alors même qu’ils avaient pris la nationalité algérienne dès l’indépendance, ont dû quitter le pays au début des «années noires » sur les conseils pressants de leurs amis algériens inquiets devant les menaces ciblées dont ils étaient l’objet.

Mais finissons comme vous avez commencé: avec ceux qui sont encore maintenant en Algérie et qui disent avoir fait le bon choix en y restant puisqu’en ayant conservé leur environnement naturel – maison et relations de voisinage – ils ont l’assurance d’échapper à l’isolement d’une maison de retraite. Dans ses dernières lignes, votre article semble les opposer aux Pieds-Noirs vieillissants qui, le temps d’un voyage, reviennent « au pays » dont tous les habitants – ou presque – leur disent « soyez les bienvenus ! ». Et qui, un moment, doutent de leur choix en pensant à la maison de retraite où ils risquent, en France, de finir leurs jours dans la solitude, alors que les maisons de retraite étaient quasiment inconnues dans leur Algérie … comme elles le sont encore dans l’Algérie actuelle!

Alors? L’Algérie comme substitut d’une maison de retraite pour quelques centaines de Pieds-Noirs, citoyens muets ayant survécu aux « années noires »? Qu’en pensent les jeunes Algériens qui, aujourd’hui encore, ne parviennent pas à y construire leur projet de vie[2]?

 


Note 1 :  D’origine aussi étrange et presqu’aussi récente que le terme Pieds-Noirs, le mot Pieds-Verts désigne les Pieds-Noirs qui, ayant choisi de rester en Algérie après l’indépendance, ont demandé et obtenu la nationalité algérienne.

Note 2 :  cf  « Harragas « , un avenir tout prix  »
article de Florence Beaugé
Le Monde édition date du Samedi 17 mai 2008