Communication d’Eveline Caduc à Blois sur « Les violences de l’histoire et la littérature » (21 octobre 2007)
LES VIOLENCES DE L’HISTOIRE ET LA LITTERATURE UNE MISE EN SCENE DE L’HORREUR : ORAN, 5 JUILLET 1962
FAIT HISTORIQUE ET MISE EN SCENE LITTERAIRE OU COMMENT L’ŒUVRE LITTERAIRE DEVIENT LIEU DE PAROLE D’UN NON–DIT DE L’HISTOIRE
(Résumé de ma communication aux Rendez-vous de l’Histoire le 21/10/2007 à Blois)
Le sujet que je propose à notre réflexion commune est lié au thème choisi cette année pour les Rendez-vous de l’Histoire : « L’Opinion, Information, Rumeur, Propagande ».
Qu’est-ce que l’opinion publique ? Si l’on remonte à Platon, l’opinion est une forme inférieure de la connaissance. Pour Bourdieu, l’opinion publique n’a pas d’existence réelle. Elle est un artefact. Or Durkheim, auparavant, affirmait qu’« en sociologie les opinions sont des faits ». Il faut donc en tenir compte et s’inquiéter des risques que peut faire courir à la démocratie ce que Jacques Julliard appelle la doxocratie. C’est-à-dire un pouvoir excessif de la force que constitue l’opinion publique.
Si le mot opinion traduit en français le mot grec doxa, on parviendra au sens suivant : un intermédiaire entre la connaissance qui implique une recherche de vérité et les impressions largement tributaires de l’émotion. Pour ma part, je proposerai cette définition de l’opinion publique dans notre société marquée par la vitesse : la connaissance vague que le grand public peut avoir d’un événement et qui se constitue à partir d’informations minimales glanées à travers ce que l’on voit à la télévision, ce que l’on entend à la radio ou ce qu’on lit dans les quotidiens.
Pour aller vite, je ne reprendrai pas le procès fait aux médias qui cultivent les simplifications abusives imposées par le formatage de l’émission ou la maquette du tabloïd, quand ce ne sont pas les directives idéologiques du groupe de presse dont ils relèvent ou des financiers qui les subventionnent. Mais je soulignerai le pouvoir que peuvent avoir sur la formation de l’opinion publique ceux qui sont crédités du savoir par les médias et qui, dans l’urgence de l’actualité, sont toujours sollicités au titre de «spécialistes incontournables de la question » pour donner leur avis sur un événement qui concerne leur champ d’activités. Occultant par là-même tous les autres spécialistes qui travaillent sur ce sujet de façon plus spécifique mais qui n’ont pas reçu la même onction médiatique. Fort heureusement radios et télévisions, qui ont l’audimat aux trousses, doivent aussi répondre au goût naturel du public pour la dramatisation. Et quand les chaînes multiplient les débats d’idées, quand les grands organes de presse pratiquent la confrontation en juxtaposant deux avis opposés sur une même page, l’auditeur, le téléspectateur ou le lecteur peut se forger une opinion personnelle… du moins sur le sujet qu’on a choisi de lui proposer.
Or, depuis quelques années maintenant et notamment depuis 2003, « année de l’Algérie en France », nombreux ont été les articles et les émissions de qualité consacrés à la guerre d’Algérie, à ses causes, à ses caractéristiques particulières en Algérie comme en France ou à ses conséquences. Ainsi par exemple sur les événements de Sétif en 1945, ou sur la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris et sa sanglante répression par la police de Maurice Papon, ou encore sur la pratique de la torture et les crises de conscience qu’elle a provoquées dans l’armée française.
Mais, à ma connaissance, à l’exception d’une évocation dans l’émission de Serge Moatti, L’été de tous les chagrins et surtout à l’exception d’un chapitre du récent documentaire de Gilles Pérez Les Pieds-noirs, histoire d’une blessure, aucune émission de télévision n’a jamais été consacrée à la tragédie qui a ensanglanté la ville d’Oran le 5 juillet 1962 et qui a fait disparaître quelques centaines d’hommes, de femmes et d’enfants dont on n’a jamais retrouvé la trace. Par ailleurs, la plupart des historiens spécialistes de la guerre d’Algérie font l’impasse sur cet événement ou le résument en quelques lignes au chapitre de l’embrasement final, si ce n’est en une ligne comme dans le recueil de contributions dirigé par Mohammed Harbi etBenjamin Stora La guerre d’Algérie 1954-2004 « la fin de l’amnésie » : « 5 juillet 1962 : enlèvement et exécution de pieds-noirs à Oran » (note 1).
Et c’est ainsi que s’installe le silence qui favorise le déni selon l’adage : « ce que l’on ne sait pas n’existe pas ». De là à porter au compte des exagérations méditerranéennes le récit des horreurs vécues par les survivants ou de celles qu’ont pu vivre les disparus en ironisant sur les chiffres avancés, il n’y a qu’un pas que franchissent allègrement ceux qui viennent perturber leurs actes mémoriels au nom de principes abstraits sans commune mesure avec leurs drames humains, ou même – et c’est là le comble du paradoxe en l’absence de toute possibilité de procès! – au nom des droits de l’homme que seraient soupçonnés d’avoir pu transgresser durant la guerre d’Algérie certains des disparus.
Il faut donc en parler et en parler précisément cette année. Parce que cela s’est passé il y a 45 ans. Parce que 45 ans constitue un anniversaire notable. Et parce qu’un acte mémoriel important – un monument rappelant physiquement les disparus de 1962 par une inscription de leur nom – sera inauguré le 25 novembre prochain à Perpignan.
Assurément on peut contester la frénésie d’actes mémoriels qui caractérise la société de notre époque. Mais l’acte mémoriel qui renvoie à des événements tragiques vécus autrefois par des citoyens d’aujourd’hui contribue fortement à leur indispensable apaisement comme l’ont bien montré ici Marc Ferro et Laurent Wirth au cours du débat sur le retour du refoulé dans la mémoire et dans l’Histoire. Et la reconnaissance dont témoigne l’acte mémoriel peut aider leurs descendants à faire de ce malheur une force de vie et peut-être aussi, pour ce qui concerne les mémoires de la guerre d’Algérie, à construire quelque chose de neuf désormais avec les Algériens, à partir de ces malheurs partagés et dits ici et là-bas sur l’une et l’autre rive de la Méditerranée. C’est du moins le pari du mouvement D’Algérie-Djezaïr que nous avons lancé et dont vous trouverez ici le texte fondateur.
Ma communication se propose donc de rapprocher les travaux des historiens qui ont analysé et mis en perspective les faits rapportés par des témoins directs – inévitablement partiels et fragmentaires – et différents documents d’archives (eux-mêmes encore incomplets du fait des délais de communication imposés par la loi française) avec des oeuvres littéraires (note 2) qui se sont fait l’écho de ces violences ; et de tenter de répondre à ces trois questions : de quelle manière et à quelles fins se structure la transposition dans la fiction de la violence du réel ? Et la littérature peut-elle, comme le cinéma, constituer un lieu de parole pour les non-dits de l’histoire ?
Un seul ouvrage historique est tout entier consacré à cette journée : le livre de Jean Monneret La tragédie dissimulée Oran, 5 juillet 1962 , paru aux éditions Michalon en 2006. Il utilise tous les documents disponibles à ce jour, c’est-à-dire les témoignages des survivants qui ont transcrit eux-mêmes leurs récits recueillis par Geneviève de Ternant dans les trois tomes de l’Agonie d’Oran (éditions Jacques Gandini, 1992- 2000), les archives du Quai d’Orsay, les archives du Service Historique relatives au 5 juillet, les archives militaires de Vincennes déjà signalées par le général Maurice Faivre qui fait état de toutes les autres sources auxquelles il a pu accéder dans son ouvrage intitulé Les archives inédites de la guerre d’Algérie, paru aux éditions de l’Harmattan en 2000, ainsi qu’un témoignage tout récemment révélé: celui d’une jeune Algérienne enregistré à Genève, en 1963, par la Croix-Rouge internationale. J’emprunterai donc au livre de Jean Monneret l’essentiel de la présentation historique des faits et je la rapprocherai de celle de l’historien algérien Fouad Soufi que cite l’historien français et qui a été faite en 2002 dans une communication intitulée « L’histoire face à la mémoire: Oran le 5 juillet 1962 » au colloque de Jussieu dont les actes ont été publiés sous le titre La guerre d’Algérie dans la mémoire et l’imaginaire aux éditions Bouchêne en 2004. Fouad Soufi fait état de témoignages du côté algérien rassemblés par Sadek Ben Khada « dont la mémoire des acteurs du côté de l’ALN et du FLN constitue l’ossature ».
Mais je m’efforcerai de donner « à plat » les différentes origines de ces violences qui se déchaînent alors même que la guerre est finie et que l’Algérie est indépendante. « À plat » c’est-à-dire sans m’aventurer dans la construction d’un enchaînement de tous ces actes aveugles – tueries/représailles, enlèvements et attentats/représailles collectives, « terrorisme silencieux » des disparitions/contre-terrorisme – qui, des deux côtés – FLN et OAS – et principalement depuis les accords d’Évian et le cessez-le-feu du 19 mars 1962 ont attenté à la vie de civils innocents dans les deux communautés appelées à l’époque Français de Souche Européenne (F.S.E.) et Français de Souche Nord-Africaine (F.S.N.A.).
Bref rappel des événements antérieurs durant l’année 1962 Pour mettre fin au conflit, les accords d’Evian signés le 18 mars 1962 prévoient un cessez-le- feu immédiat et l’organisation d’un référendum d’autodétermination. Le cessez-le-feu a lieu le 19 mars. Le référendum aura lieu le 1er juillet. L es accords d’Evian sont rapidement dénoncés par Ben Bella, l’un des chefs historiques de la lutte pour l’indépendance et d’autres membres du FLN, tandis que la Délégation Générale du Gouvernement Français invite les Européens à rester en Algérie et que l’OAS leur interdit de partir. Dans une atmosphère générale d’incertitude et de confusion, les violences se multiplient de part et d’autre. Et le fossé se creuse encore davantage entre les deux communautés. Après la fusillade de la rue d’Isly à Alger au cours de laquelle, le 26 mars, des civils européens sont tués par l’armée française, commence un exode de grande ampleur. À Oran où l’OAS croit pouvoir constituer une enclave française, des barbelés séparent les quartiers européens des quartiers musulmans. Le 17 juin, à Alger, une tentative d’entente de la dernière chance entre l’OAS et le FLN se solde par un échec.
À Oran, les dirigeants de l’OAS intensifient la politique dite « de la terre brûlée » avant de quitter l’Algérie à la fin du mois de juin. Le 1er juillet, 99,72% des suffrages exprimés répondent « oui » à la question posée par le référendum : « Voulez-vous que l’Algérie devienne un Etat indépendant, coopérant avec la France dans les conditions définies par la déclaration du 19 mars 1962 ? ». Après la proclamation des résultats, l’Algérie fête son indépendance le 3 juillet dans une atmosphère de liesse populaire.
A Alger le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne fixe au 5 juillet la célébration de la fête nationale, date anniversaire du débarquement en 1830 des troupes françaises à Sidi-Ferruch. Et il prévoit un important service d’ordre dans la capitale. A Oran est simplement prévu un défilé qui doit être canalisé dans la ville indigène.
A Oran ce 5 juillet 1962 restent environ 100.000 F.S.E. auxquels le général Katz, commandant le Secteur, a fait transmettre par haut-parleurs des assurances renouvelées quant à leur sécurité. Depuis le matin une foule constituée de scouts musulmans, de fillettes habillées aux couleurs du drapeau algérien, d’hommes et de femmes, en haïk blanc ou dévoilées, marche vers le centre ville où elle se rassemble sur les trois grandes places aux accents des chants patriotiques et des youyous. Sous le soleil de juillet, un jour de sirocco, toutes les conditions sont réunies pour que la ville constitue une poudrière. Il suffira d’une allumette enflammée pour que tout explose. Est-ce le drapeau algérien qu’une femme « en cheveux » qui dansait sur le socle de la statue parvient à ficher sur la lance de Jeanne d’Arc ? Il est 11 h 45. Un coup de feu, un autre aussitôt (ou l’écho du premier ?) et immédiatement le cri répété : « c’est l’OAS ! ». Les voiles tombent, les couteaux sortent, on arme les fusils de chasse et les mats 49 tandis que les youyous se propagent d’une rue à l’autre. Et c’est la chasse à l’Européen, et au Musulman aussi s’il tente de lui porter secours. Sous la menace d’une arme, on pousse un groupe de passants – hommes, femmes et enfants – mains en l’air, vers le commissariat central. On déloge à coups de crosse ceux qui ont tenté de se réfugier dans les couloirs d’immeubles ou qui déjeunent à la cantine de la poste. On aligne contre un mur les clients d’un restaurant. On tire. On égorge ou on embarque dans des camions des gens hébétés.
Midi ! c’est l’heure du retour de la plage. Aux entrées de la ville, aucun contrôle n’empêche les automobilistes de tomber dans la nasse. Et, du côté du port, aucun contrôle ne détourne les voitures venues de toute l’Oranie avec ceux qui devaient embarquer sur le Kairouan pour quitter définitivement l’Algérie ce jour-là. On arrête les voitures. On fait disparaître les occupants. Prendre ce chemin plutôt qu’un autre, c’est la mort ou la vie sauve, au hasard. La mort immédiate ou la disparition.
Et la force mixte officiellement chargée du maintien de l’ordre qu’a-t-elle fait ? Du côté français (effectif de 18.000 hommes) : Relayant les instructions du gouvernement français, l’ordre de consigne rigoureuse dans les casernes avait été réitéré par le général Katz qui, à 12 h 30, entreprend de survoler la ville en hélicoptère. Sur l’insistance pressante d’un accompagnant, il finira à 13 h 30 par donner à une compagnie de gardes mobiles l’ordre d’intervenir. Mais en trois endroits de la ville des officiers, dont un Français musulman, avaient déjà transgressé ses consignes, épargnant ainsi de nombreuses vies humaines. L’impératif d’assistance à personne en danger avait pour eux immédiatement prévalu sur tous les règlements. Du côté Algérien (effectif de 1200 hommes) Des civils armés de la force locale, les A.T.O., participent aux tueries tandis que des militaires (A.L .N. de l’intérieur) interviennent avec plus ou moins d’efficacité pour libérer des prisonniers
Plusieurs causes peuvent être à l’origine de cette tragédie L’historien algérien Fouad Soufi y voit « une vengeance sauvage après la terreur instaurée par l’OAS à Oran dans les mois précédant le référendum » Ou bien un acte de la lutte qui s’affirme entre les combattants : entre les membres du FLN proches du GPRA de Ben Khedda et des intellectuels kabyles d’une part, et d’autre part ceux qui sont proches de l’ALN de l’extérieur et du groupe dit « d’Oujda » retenu près de la frontière marocaine puis à Tlemcen avec Ben Bella et Boumédienne. Le champ étant laissé libre aux combattants de la dernière heure, ces « marsiens » qui veulent faire oublier leur absence d’engagement pendant la guerre en redoublant de cruauté. Ou encore le désir de chasser les Européens afin de récupérer immédiatement tous leurs biens en appliquant l’esprit de la charte de Tripoli établie en mai 62 par les membres du CNRA – et en particulier de Ben Bella – qui programmait la nationalisation des terres après l’indépendance. Pour Jean Monneret, le drame était prévisible . En témoignent les documents du service de renseignement. Mais rien n’a été fait pour l’éviter. Et Pierre Assouline, rendant compte du livre de l’historien français sur son site Web de La République des livres, à la page intitulée « Jour de honte à Oran », souligne ainsi le paradoxe : « Etrange situation historique où l’on en veut moins au tueur qu’à celui qui n’a rien fait pour l’empêcher de tuer »
Le bilan humain de la journée du 5 juillet Différents recoupements de registres révèlent 117 morts déclarées (71 Musulmans et 46 Européens) et a minima 365 disparus. Jean Monneret considère que le chiffre exact des victimes ne sera sans doute jamais connu. Mais selon toute vraisemblance il est considérablement plus élevé. La majorité des disparus ont été emmenés dans des camions vers le Village Nègre à partir de centres de regroupements comme le commissariat central ou le stade municipal pour être livrés , supposera-t-on, à une bande d’assassins qui officiaient déjà depuis plusieurs semaines dans les faubourgs du Petit Lac, de Victor Hugo et de Lamur. Dans la nuit on verra des flammes monter du Village Nègre. Elles alimenteront les pires suppositions : « Quel sabbat mène-t-on là-bas ? » écrira l’un des rescapés de la journée. Une jeune Algérienne a témoigné auprès de la Croix-Rouge Internationale de Genève des scènes d’horreur auxquelles elle a assisté cette nuit-là.. Dans les jours qui suivront, un avion militaire signalera une aire fraîchement recouverte de terre près du Petit Lac et dans la Sebkha : un charnier, une fosse commune. Mais, malgré quelques interventions d’Algériens, l’enquête sera vite arrêtée. Et c’est l’angoisse pour ceux qui survivent à des proches disparus : un fils, un frère, un mari. Et des recherches vaines qui conduiront souvent à la folie ou au suicide.
Par la suite, l’Etat français ne fera pas de démarches significatives pour retrouver les disparus, malgré des preuves d’existence de camps itinérants de prisonniers en 1965, et malgré une déclaration, en 1971, du Président de la République Algérienne, Houari Boumedienne, évoquant « un grand nombre d’otages français » pour la libération desquels « il faudra mettre le prix ».
Si l’on a pu faire de Sétif en 1945 la chronique d’un massacre annoncé pourquoi ne pas faire d’Oran 5 juillet 1962 la chronique d’un massacre prévisible ?.
Pourquoi ce non-dit de l’Histoire ? Masque-t-il une gêne ? Et si oui, de quel ordre ? A ces questions je me permettrai de proposer, en non-historienne, quatre réponses possibles dont aucune n’est suffisante :
1) Pour les historiens:si la guerre d’Algérie est une guerre d’indépendance,elles’achève lorsqu’est proclamée l’indépendance de l’Algérie, c’est-à-dire le 3 juillet 1962. Le 5 juillet est donc hors sujet.
2) Pour les politiques, ce massacre « fait désordre » – D’une part pour le jeune Etat Algérien dont l’acte de naissance est ainsi entachée par un sanglant débordement signalé, pour le moins, dans la presse française et américaine, et retransmis aux actualités dans les salles de cinéma. – D’autre part pour l’État français qui n’a pas protégé ses ressortissants. – Et tout ensemble pour les deux parties, l’une et l’autre engagée par les accords d’Évian à assurer la sécurité de tous les habitants de l’Algérie et de tous ceux qui choisiraient après l’indépendance de devenir citoyens de ce pays. – Y aurait-il eu, pour des raisons différentes, une criminelle apathie des responsables de l’ordre ici et là ? Et, au-dessus, une criminelle apathie du donneur d’ordres dans le gouvernement français de l’époque ? Assurément ils pèseront lourd dans l’Histoire ces propos rapportés par Alain Peyrefitte qu’aurait tenus le général de Gaulle lors du conseil des ministres du 24 mai 1962 : « Si ces gens s’entre-massacrent, ce sera l’affaire des nouvelles autorités algériennes!». La justice française pressentie fera silence à son tour. Elle est souveraine. Inutile donc de poursuivre dans cette voie !
3) Les accords d’Évian doivent continuer à être considérés par les deux parties comme la solution la plus commode pour en finir avec la guerre, même si elles ne pouvaient pas – ou ne voulaient pas – en tenir les engagements. Cette tragédie ne constitue donc qu’un épiphénomène, douloureux certes, mais inévitable. Un « détail » ! Alors passons !
4) Même si les scènes de violences qui viennent d’être évoquées vont se renouveler en rivalisant de barbarie pour les Harkis abandonnés par le gouvernement français, comment analyser rationnellement cette journée où des êtres humains ont vécu tant d’horreurs, qu’ils les aient accomplies dans l’hystérie collective et la haine de l’autre, ou qu’ils les ait subies avant de survivre ou de disparaître ?
Cherchons donc d’autres voies pour dire ce non-dit de l’histoire ! Cela pourrait être le cinéma , comme vient de le faire Wajda en portant à l’écran le massacre de Katyn – si longtemps attribué aux nazis par l’URSS – à travers l’histoire des familles de ces milliers d’officiers polonais assassinés par l’armée rouge sur ordre de Staline en avril 1940. Ou encore la littérature. Pourrait-elle prendre le relais de l’Histoire ?
Lecture par Marc Gallier d’un extrait du roman de Jean-Pierre Millecam Et je vis un cheval pâle . Sur le mode lyrique de la phrase longue qui semble convenir pour montrer sous un jour différent la relation entre ces peuples qui, ensemble, ont habité l’Algérie autrefois, la journée du 5 juillet à Oran est ici emportée à travers une vision : celle de deux « frères ennemis », Geoffroy Ferrier et Salah Eddine qui, se fuyant et se rattrapant l’un l’autre tout au long du roman, ne cessent de s’inquiéter l’un de l’autre à travers les violences de l’Histoire et des lourds héritages qu’ils ont reçus de leurs ancêtres. Or, écrit Millecam, « dans le démentiel holocauste du dieu Moloch aujourd’hui nommé Histoire les fils paient pour les pères, les innocents pour les coupables, les peuples pour les princes ». Et faute d’avoir pu, ni l’un ni l’autre, être fidèles à l’engagement qui les liait, les deux protagonistes sombrent dans la folie, chacun à sa manière. Les dernières pages du roman les montrent emportés sur un cheval blanc parce qu’ils ont choisi l’un comme l’autre de se donner à la sauvagerie d’une cavalcade apocalyptique vers l’au-delà pour échapper à la barbarie du réel.
Assurément le fait qu’une œuvre littéraire mette en scène ces violences de l’Histoire n’empêchera pas la répétition de tels actes. Le « plus jamais ça ! » est une illusion. Il ne peut y avoir de catharsis définitive pour l’humanité. Après la création en 1993 du Tribunal Pénal International « pour faire reculer la barbarie dans le monde » il y a eu les massacres du Rwanda , de Srebrenica en juillet 95, ceux des Albanais par les Serbes puis des Serbes par les Albanais au Kosovo, et présentement encore ceux du Darfour et de la Tchétchénie. D’autre part ces évocations, tellement dépendantes d’une mémoire émotive, sont bien ambivalentes puisqu’elles recouvrent à la fois l’émotion de la répulsion et l’émotion de la fascination. Alors que le travail de l’historien , marqué par la rationalité, est d’une tout autre nature. Mais devant un silence d’historiens il est important que la littérature prenne le relais d’une parole non-dite qui, en retour, interpellera les historiens. Car il faut que les choses soient dites pour que les faits soient reconnus et intégrés dans la mémoire nationale, pour que soit comprise la souffrance des victimes et de leurs descendants, et pour qu’ils puissent passer outre.
Conclusion : Dans La Mémoire, l’Histoire, l’oubli, Paul Ricœur dit que « l’Histoire peut et doit réconcilier les mémoires blessées et aveugles au malheur des autres ». Pour y parvenir, il est nécessaire d’en passer par l’étude critique des documents, l’exposition rationnelle des faits et leur analyse avec toute l’objectivité possible. Et pour ce qui concerne la guerre d’Algérie cette plus grande objectivité pourra être garantie par les regards croisés d’historiens algériens et d’historiens français. Mais les livres d’histoire ne peuvent pas se contenter de formules approximatives ou fallacieuses pour rendre compte des épisodes de violences qui ont ensanglanté une communauté. Car, comme le dit Albert Camus, « mal nommer les choses, c’est ajouter un malheur du monde ».
Le 25 novembre prochain un acte de mémoire sera accompli à Perpignan. Souhaitons qu’il le soit dans la sérénité sans qu’aucune manifestation extérieure ne vienne le troubler, de façon qu’à défaut de l’oubli le deuil des souffrances du passé puisse être fait sur l’une et l’autre rive de la Méditerranée pour que nous puissions construire ensemble quelque chose de nouveau.
Eveline Caduc
Université de Nice-Sophia Antipolis Courriel : caduc@unice.fr
Notes :
1 Cet ouvrage, paru en 2004 chez Robert Laffont, a été réédité dans une collection « grand public », la collection Pluriel chez Hachette en 2005 avec le même sous-titre « la fin de l’amnésie ». Ne serait-ce pas aussi l’entretien d’une autre ?
2 Du fait des contraintes horaires de cette communication, mon étude se limitera ici au roman de Jean-Pierre Millecam Et je vis un cheval pâle paru en 1978 aux éditions Gallimard, mais elle se poursuivra ailleurs avec l’ensemble de textes d’Assia Djebar intitulé Oran langue morte paru chez Actes Sud en 1997.