Lu pour vous dans EL WATAN
le 24.09.11
Colloque EL WATAN-IME/Université Paris VIII
Monde arabe, une nouvelle page de l’histoire qui s’écrit
9h15. La salle Cosmos de l’office Riadh El Feth est déjà presque pleine en ce vendredi matin, quand le directeur d’El Watan, Omar Belhouchet, entouré des professeurs Aïssa Kadri et Mohammed Hachemaoui, a annoncé l’ouverture des travaux du colloque que le journal co-organise avec l’Institut Maghreb-Europe de l’université Paris VIII sous le thème : «Le printemps arabe : entre révolution et contre-révolution ?».
Le colloque, rappelle-t-on, se tient du 23 au 25 septembre et se propose de disséquer cette formidable lame de fond qui soulève comme un seul homme le monde arabe, de Casa à Damas et de Tunis à Sanaa. Une lame de fond qui a pour étincelle l’auto-immolation de Mohamed El Bouazizi, un diplômé au chômage improvisé camelot, un certain 17 décembre 2010 dans la province de Sidi Bouzid, en Tunisie. C’est Omar Belhouchet donc qui, en maître de cérémonie, donne le ton de ces débats en partant de cette confidence : «Jusqu’à la dernière minute, ce colloque a fait couler beaucoup d’encre. Des officiers de la DGSN sont venus tout à l’heure pour voir ce qui se passe. Ce colloque est vraiment sorti de nos tripes !» Et de poursuivre : «D’éminents spécialistes sont venus d’un peu partout pour animer ces débats. Je tiens à exprimer un mot de bienvenue tout particulier à nos frères marocains et tunisiens. Pour nous, c’est un premier contact. Je souhaite que cela va s’approfondir. »
Faisant le lien avec Les Débats d’El Watan, M. Belhouchet rappelle que cet important forum s’inscrit en droite ligne de cette initiative : «El Watan a instauré un débat mensuel et a réussi à ancrer cela dans la tradition médiatique. Ce débat est consacré aux questions nationales qui font l’actualité mais aussi aux questions internationales qui intéressent nos lecteurs. Il ne s’agit pas d’un forum de l’opposition, cela s’inscrit dans la continuité de notre travail de journalistes, du travail que nous faisons au quotidien. Nous avons décidé de poursuivre ce travail en dehors du journal. Il est donc tout à fait naturel pour nous de nous retrouver en dehors des salles de rédaction pour débattre de ce thème», a-t-il souligné.
Saluant le «travail méticuleux» de Mohammed Hachemaoui, concepteur des Débats d’El Watan, et louant l’engagement de l’Institut Maghreb-Europe de l’université Paris VIII dont le partenariat aura été absolument précieux dans l’organisation de ce colloque, Omar Belhouchet a ramassé en quelques mots l’esprit et les enjeux de ce grand moment intellectuel et scientifique. «Nous avons voulu nous arrêter sur ce qui se passe dans le monde arabe. Depuis janvier, le monde arabe vit une accélération de l’histoire», note-t-il. «Pour un journal créé en 1990 à la faveur des réformes politiques de l’époque, nous avons tenté d’ancrer dans les mœurs un journalisme qui œuvre à renforcer la voie de la démocratie dans notre pays en portant les valeurs d’éthique et de professionnalisme.»
Comme il fallait s’y attendre, le directeur d’El Watan ne pouvait passer sous silence la campagne de dénigrement menée par le journal Ennahar pour torpiller ce forum. «Ces derniers jours, il y a eu beaucoup de panique à Alger au sujet de ce colloque. Ce sont les forces qui veulent maintenir la chape de plomb dans notre pays. Il y a eu de la panique et beaucoup d’agitation, une campagne féroce de mensonges à propos de ce colloque que je tiens à dénoncer », assène Omar Belhouchet. Et de marteler : «Mais ces gens ne nous impressionnent pas ! (Applaudissements). Nous continuerons à faire notre travail selon nos valeurs qui sont des valeurs partagées par nos lecteurs. Et cette présence de qualité est un soutien formidable à notre travail. »
La fin des paradigmes orientalistes
Pour sa part, le professeur Mohammed Hachemaoui, spécialiste en sociologie politique et l’un des principaux artisans de ce colloque, s’est attelé à expliciter la problématique générale de ces rencontres. Pour lui, les révoltes arabes auront été pour les experts un véritable séisme épistémologique. «Depuis l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2010, une nouvelle page de l’histoire est en train de s’écrire dans le monde arabe», constate-t-il. «Ce qui était impensable, y compris dans les rêves des opposants les plus déterminés, relève désormais du domaine du réel. Une vague irrépressible de soulèvements populaires emportant tour à tour Ben Ali et Moubarak, (…) deux amis et alliés protégés par l’Empire. Il s’agit bel et bien d’un événement. D’un avènement. C’est-à-dire du brusque surgissement de possibilités nouvelles, de l’invention d’une donne nouvelle.
Les soulèvements populaires arabes n’ont pas seulement provoqué la chute et la disgrâce des autocrates arabes, ils ont aussi provoqué un séisme dans les études, dans l’analyse politique et culturelle consacrée à l’interprétation du monde arabe.» Et de s’en prendre aux paradigmes conceptuels qui ont longtemps fait florès avant d’être brutalement battus en brèche par le cycle insurrectionnel en cours : «Je situerais trois principaux paradigmes qui sont célébrés, ressassés ad nauseam : le fameux choc des civilisations (…) décrivant des sociétés ravagées par ce que Bernard Lewis appelait ‘’la rage de l’islam’’. Une ‘’ rue arabe’’, pour reprendre un vocable dégradant, enfermée dans un horizon indépassable, celui de la fitna et du djihad. Bref, les peuples arabes, en se soulevant pacifiquement, en revendiquant pacifiquement un gouvernement représentatif, la liberté, l’égalité, la citoyenneté, ont balayé d’un revers de la main tous ces prismes culturalistes qui dépeignent les Arabes comme étant enfermés dans une mentalité tribale, incapables de faire la séparation entre le politique et le religieux. On le voit bien, ces révoltes ont été phrasées dans un langage a-religieux.» Le deuxième paradigme dominant est «celui de l’Etat rentier, poursuit M. Hachemaoui. Celui qui prétend que la rente parvient à acheter la paix intérieure, à acheter la dissidence. Or, ni l’Egypte ni le Bahreïn ni le Yémen ni la Syrie, qui relèvent tous, conceptuellement parlant, de la catégorie de l’Etat rentier, dans aucun de ces pays la rente n’a permis d’acheter la dissidence», observe le politologue.
Révolution 2.0
Le troisième paradigme auquel s’attaquera M. Hachemaoui est celui dit du «cercle vertueux». «Selon ce paradigme, la démocratie viendrait à bout de l’économie de marché. Les réformes néolibérales apporteraient le changement. Or, cette démocratie n’est pas venue, et les réformes néolibérales n’ont rien apporté. Pis encore, elles ont creusé les inégalités sociales et aggravé la corruption politique», souligne le conférencier. «En balayant ces certitudes, en donnant congé à ces concepts, les révoltes arabes appellent un renouvellement conceptuel et paradigmatique urgent. Et le colloque qu’organise El Watan en collaboration avec l’Institut Maghreb-Europe de l’université Paris VIII entend précisément s’atteler à cette tâche, voire opérer une déconstruction de ces paradigmes. C’est pour cela que nous avons jugé utile de déployer cet atelier de réflexion», explique Mohammed Hachemaoui.
Le jeune (et néanmoins brillant) politologue qui, faut-il le signaler, vient de publier une remarquable étude dans la revue Esprit sous le titre La corruption politique en Algérie : l’envers de l’autoritarisme, donnera ensuite un aperçu général des six panels qui forment ce colloque, en esquissant quelques-unes des thématiques que vont aborder nos honorables spécialistes.
Parmi les questions-clés au menu : «Quelles sont les lignes de continuité et de rupture entre les révoltes arabes actuelles et les idiomes nationalistes et populistes des années 1960-1970 d’un côté et islamistes des années 1990 de l’autre ?» «Il s’agira aussi de voir si nous avons affaire à des révolutions post-modernes, puisque ces révolutions sont sans leadership mais aussi sans contenu idéologique. Ce n’est pas le nationalisme, ce n’est pas l’islamisme, donc c’est peut-être une révolution post-moderne, la fin de l’auteur… D’autres se focalisent sur les moyens modernes utilisés, les réseaux sociaux, en postulant que nous avons affaire à une «révolution 2.0». D’autres encore, comme Olivier Roy, parlent d’une révolution post-islamiste», détaille Mohammed Hachemaoui.
Du lourd, en somme. Un apport qualitatif en pensée clairvoyante qui va certainement contribuer à jeter un peu de lumière sur un magma de fiel et de colère qui n’a pas fini de déboulonner toutes les statues de nos potentats…
Egypte, Tunisie : Une transition et des questionnements
Sous le titre «Le printemps arabe : entre révolution et contre-révolution ?», les travaux du colloque international, organisé par El Watan et l’Institut Maghreb-Europe (IME) de l’université Paris VIII, se sont poursuivis dans l’après-midi d’hier pour un second volet d’analyses et de débats.
Les exemples tunisien et égyptien ont été proposés à l’examen de chercheurs et analystes venant de ces deux pays qui ont amorcé à eux deux une nouvelle page pour l’histoire du monde arabe.
Tour à tour, Sarah Benfissa (sociologue, IRD), Sandrine Gamblin (sociologue, Egypte), Najet Mizouni (juriste, université Paris VIII) et Farid Alibi (philosophe, professeur à l’université de Kairouan) analysé les événements survenus dans leurs pays respectifs en axant sur l’actuelle phase de transition qui s’y opère.
Maître mot de ces analyses : la révolution n’est qu’un premier pas.
Le compte rendu détaillé des travaux de cette deuxième journée vous sera servi dans notre édition de demain.
Mustapha Benfodil
Lu pour vous dans EL WATAN
le 24.09.11
Aïssa Kadri, sociologue, directeur de l’institut Maghreb-Europe
«L’intelligentsia a été à la remorque des mouvements sociaux»
Aïssa Kadri est sociologue, professeur des universités à l’université Paris VIII et directeur de l’Institut Maghreb-Europe.
Il est notamment spécialiste des mouvements sociaux, de l’intelligentsia maghrébine et des mouvements migratoires. Présent à l’ouverture du colloque sur les révolutions arabes, il donnera une conférence de haute facture sur les mouvements sociaux au sud de la Méditerranée, le rôle des élites et la part de la jeunesse dans la dynamique de changement en cours, avant de chuter par une analyse fort pertinente du cas algérien. Avant d’étrenner sa conférence, Aïssa Kadri, tout en saluant l’initiative d’El Watan, a regretté qu’un colloque d’une telle teneur n’ait pas été abrité par l’université algérienne. Pour lui, c’est là un signe patent de la faillite de notre système universitaire. Et ce sera le fil rouge de son intervention puisque, de ce constat, il en vient à déduire que «l’intelligentsia a été à la remorque des mouvements sociaux». S’il diagnostique un gap entre les élites et les sociétés de la région, il valorise en revanche le travail «des intellectuels de terrain qui savent de quoi ils parlent».
Dans la foulée, il constate : «Dans un monde globalisé, nous sommes face à une déterritorialisation intellectuelle portée par une nouvelle figure de l’intellectuel : un intellectuel diasporique, métissé, qui peut fonctionner dans ce contexte comme aiguillon en nommant les choses et en situant les blocages.»Analysant les mouvements sociaux qui secouent le Maghreb et le Moyen-Orient en particulier, il note : «En observant les mouvements sociaux à travers les pays du sud de la Méditerranée et le mouvement des indignés au Nord, on voit qu’il y a quelque chose qui est de l’ordre de la transversalité des mouvements sociaux qui s’inscrit dans un espace générationnel. Il y a un basculement vers des demandes d’autres modalités de participation citoyenne et qui sont en rupture avec les modes traditionnels de faire de la politique qui ont prévalu jusque-là.» «Nul doute que les mouvements sociaux qui affectent les pays du sud de la Méditerranée, et le Maghreb en particulier, sont de nature différente. Ils relèvent des situations différentes qui s’inscrivent dans des profondeurs historiques différentes et renvoient à des conditions socio-anthropologiques, culturelles et politiques différentes. Cependant, ils s’inscrivent à mon sens dans un moment générationnel identique, génération dans le sens qu’en fait Karl Mannheim dans ‘Le problème des générations’ en tant que catégorie sociohistorique au-delà des effets d’âge permettant de délimiter l’espace-temps où des expériences et des références communes expriment et révèlent un esprit d’époque, un air du temps, une même respiration idéologique.»
«Moment générationnel»
Pour l’auteur de Parcours d’intellectuels maghrébins (Paris, Karthala/IME, 1999), ce «moment générationnel» est en rupture avec le passé : «Le passé ici fait référence au nationalisme décliné sous ses différentes formes : national développementaliste, nationalisme arabe, arabo-islamisme, islamo-nationalisme.» Toujours en s’appuyant sur les concepts élaborés par le sociologue allemand Karl Mannheim, il dira : «Dans sa définition des générations, Karl Mannheim parle de ‘moment fondateur’ pour spécifier ou caractériser une génération. On peut dire que la mort de Bouazizi a été, de ce point de vue, un moment fondateur. Il traduit le refus, la rupture d’une jeunesse inscrite dans les bruits du monde, confortée par les moyens modernes de diffusion, jeunesse qui s’émancipe des catégories du national par des pratiques, des codes, des rites nouveaux se situant par certaines pratiques ou par transfert dans l’espace-monde ou dans l’ailleurs.»
Et de relever toute une série de transformations qui ont modifié en profondeur les représentations que cette jeunesse se fait d’elle-même et du monde : «Les transformations démographiques, les transformations dans le système éducatif, dans le système économique et les transformations sociales ont mis au devant de la scène de nouveaux acteurs, de nouveaux modes d’action, de nouvelles représentations de soi et des autres, une nouvelle forme d’intervention dans l’espace public. Au centre émergent donc de nouveaux groupes sociaux, principalement une jeunesse globalement en voie de prolétarisation, diplômée, payée en monnaie de singe. Pierre Bourdieu disait que ‘la jeunesse n’est qu’un mot’. Il y a en effet ‘des’ jeunesses que l’on peut différencier selon les origines sociales (…), selon les pratiques sociales, culturelles et de représentation de l’avenir.»
Aïssa Kadri estime que l’une des caractéristiques du moment politique actuel est l’implication massive des jeunes dans l’ensemble de ces soulèvements : «Compte tenu de son poids numérique et de la tendance globale de son exclusion, la jeunesse apparaît dans tous ces mouvements comme la force motrice de la contestation et du changement. On observe ainsi que le mouvement social des jeunes, dans sa diversité de répertoire et de mode d’action et d’expression, de demande de reconnaissance identitaire, d’autodestruction, de suicide ou sous forme de harga, témoigne à notre sens d’un blocage des processus d’individuation en l’absence de registre collectif de signification à travers lequel ils pourraient donner sens à leur vie.»
Le sociologue observe au passage une fracture considérable entre cette jeunesse bafouée et une gérontocratie entêtante : «Plus que de la frustration, cette contestation témoigne de la domination qui phagocyte leur émergence en tant qu’individus libres et responsables. A ce titre, les fractures générationnelles s’approfondissent au bénéfice de classes politiques et de vieilles élites dont la légitimation s’épuise au risque de graves conséquences pour l’avenir du pays.»
Une jeunesse fragmentée
Abordant pour finir le cas algérien, Aïssa Kadri constate une fragmentation de la jeunesse algérienne comparativement à celle des pays voisins : «Si on prend le cas algérien (…), on peut émettre l’hypothèse que la jeunesse algérienne, à l’opposé de celles de la Tunisie, de l’Egypte et du Maroc, est plus fragmentée qu’ailleurs, moins conscientisée et moins organisée, notamment dans sa frange universitaire.»
Analysant les modes d’action qui vont prévaloir à partir d’Octobre 1988, le directeur de l’IME remarque que «la forme de contestation qui va prédominer à partir de la fin des années 1980 et le début des années 1990 est celle de l’émeute. Des contestations réactives, violentes, destructives, non articulées à des groupes porteurs de sens. Elles témoignent de la faillite des intellectuels qui ont été au devant de la scène durant les années ‘développementalistes’. Alors que dans le même moment, les jeunes qui sont le produit d’instituts privés, internationalisés, de contournement des institutions publiques massifiées, on les a vus sur la place Tahrir. On les a vus en Tunisie et au Maroc, dans le Mouvement du 20 février, intervenir d’une manière plus organisée, plus liée à d’autres catégories sociales. Si on prend le Mouvement du 20 février, il s’est développé sur la base de 120 coordinations dans l’ensemble du pays.»
En Algérie, les mouvements des jeunes semblent, selon le conférencier, pâtir d’une absence de connexion avec des mouvements autrement plus structurés. «Se pose ainsi la question des modes d’articulation de ces contestations de base jeunes avec les catégories qui peuvent en coalescence leur donner un sens et les faire passer à un niveau qualitatif.» «En Algérie, rente oblige, la coalescence n’a pas encore pris.» Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette panne politique, indique M. Kadri, «entre autres, la nature sociopolitique de l’Etat, ses ressources et ses modes de légitimation, les nouvelles formes de contrôle de la société par l’Etat».
D’après lui, l’Etat est tiraillé par un dilemme : «Déstructurer, fragmenter tout mouvement alternatif porteur de transformation mais, en même temps, mettre en avant des structures ou des corps intermédiaires qui pourraient faire remonter les demandes et les exigences (sociales).» «La fragmentation perdure et s’approfondit. Il y a également la transformation qualitative de la corruption qui, de provinciale à maffieuse, devient consubstantielle au fonctionnement de l’Etat et de la société», poursuit-il. A cela s’ajoutent «le clientélisme qui irrigue désormais toute la société» et «l’érosion et l’usure des idéologies mobilisatrices». Et de conclure : «Tous ces pays (les pays à domination autoritaire, ndlr) seront touchés par la contestation et l’exigence de liberté. Ce qui est en question pour l’Algérie comme pour les autres pays de l’aire culturelle, c’est seulement la question du moment, de l’ampleur de ces contestations et des formes que prendra le mouvement social qui sont encore imprévisibles.»
Mustapha Benfodil
Lu pour vous dans EL WATAN
le 24.09.11
Monde arabe, la révolution et après ?
La révolution, et après ? Car une fois le long combat de la révolte abouti, le chemin du changement et de la réforme est ardu et escarpé. Et ce sont les exemples tunisiens et égyptiens qui ont été mis en avant, cette après-midi, lors du deuxième atelier de réflexion du colloque international El watan et IME.
Ce panel, « révolte, révolution, réfo-lution » (réformes et révolution), a ainsi réuni, autour du sociologue Aissa Kadri, président de séance, les tunisiens Najet Mizouni et Farid Alibi, respectivement juriste à l’Université Paris 8 et philosophe, professeur à l’université de Kairouan ; ainsi que Sarah Ben Nafissa, sociologue en Egypte, et Sandrine Gamblin, sociologue en Egypte. Najet Mizouni est ainsi longuement revenue sur l’historique et le rôle de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), qui a porté et « formalisé » la révolution tunisienne.
«L’absence d’entités organisées, que partis politiques ou autres, au début des frondes populaires, qui a fait que l’UGTT ai dû palier à ces vides et ainsi être à l’avant de cette révolution », a toutefois objecté M. Alibi. Ce dernier, originaire de Sidi Bouzid, a eu à vivre de près ces événements depuis leurs prémisses. « À sa naissance, ce mouvement social n’avait pour revendications et slogans que la terre, la liberté, le pain. Il n’y avait aucune revendication identitaire, politique ou religieuse », a-t-il affirmé.
Et aujourd’hui ? « La dynamique est dans une sorte de va-et-vient, d’avancées et de reculs. La révolution semble être dans une impasse. Le peuple commence à s’inquiéter, à se poser des questions. Ils ont le sentiment que leur révolution va droit dans le mur, car il n’y a pas de perspectives claires. Cela est dû à l’absence d’organisations politiques qui auraient été à l’avant-garde des mouvements », a répondu M. Alibi.
L’Egypte : vers une « démocratie autoritaire » ?
Reste que cet exemple tunisien a ouvert la voie du possible aux Egyptiens. Toutefois, ces renversements peuvent être considérés comme « une expérience pratique de la souveraineté populaire, où seules les têtes des régimes sont tombées, et non pas les régimes », a tempéré Mme Ben Nafissa.
Celle-ci a ainsi exposé la citoyenneté égyptienne née durant la révolution et qui s’exerce sous différentes formes sous l’ère après-Moubarak. Cette citoyenneté a pris de nombreuses formes, telles que l’exercice du droit de vote ou la revendication de réformes constitutionnelles. « Il y a eu une reformulation des modalités de l’unité nationale.
De même, sous la pression de la rue, la place tahrir, de nombreuses concessions ont été faites par l’armée et les forces de transition. Mais les réformes proposées par le référendum sont des revendications anté-révolution. Après la chute de Moubarak, il y a eu un plafonnement des demandes de réformes », a expliqué Mme Ben Nafissa. Par ailleurs, une multiplication des partis politiques,
qui n’ont pas participé à la révolution, est apparue à l’orée des échéances électorales.
« Mais le peuple n’est plus dans une mobilisation technique-politique. L’on est passé à des questions de revendications socio- économiques, d’égalités des salaires, etc., avec une intensification des manifestations de diverses corporations, ouvriers, fonctionnaires et autres. Car, avec un système répressif allégé, la création de nouveaux syndicats a été possible », a conclut quant à elle Mme. Gamblin.
L’avenir sera caractérisé vers une transition, mais vers quoi ? « vers une démocratie, mais autoritaire, avec un rôle important qui sera joué par l’armée », a prédit Mme. Ben Nafissa.
Ghania Lassal
Lu pour vous dans EL WATAN
le 24.09.11
Révoltes Arabes : « De quoi le moment historique est-il le nom ?»
« De quoi le moment historique est-il le nom ? ». Tel est le vaste intitulé du premier panel du colloque international « le printemps arabe : entre révolution et contre-révolution ? », qui s’est ouvert ce matin à Alger, en présence de nombreux intellectuels, chercheurs, professeurs et autres personnalités nationales et internationales.
Afin de débattre de ce thème « conceptuel », étaient réunis, autour de l’historien Mohamed Harbi, président de séance, Djamel Guerid, Professeur à l’Université d’Oran, Omar Carlier, Historien et professeur à l’Université Paris Diderot, René Galissot, historien, professeur émérite à l’Université Paris 8, ainsi que Youssef Belal, chercheur au Middle East institute, à la Columbia University. Des intervenants multidisciplinaires afin de tenter de cerner ces phénomènes.
Révolutions, révoltes, émeutes ? Quel nom donner à ces bouleversements connus par de nombreuses sociétés arabes ? « C’est le langage journalistique qui prévaut. Il est encore trop tôt pour définir et appliquer un langage scientifique rigoureux et global », a précisé M. Harbi. Et si l’appellation peut être indéfinie, les causes de ces soulèvements sont, pour la plupart des intervenants, les mêmes : s’affranchir d’une élite dirigeante oppressive, l’accession à la dignité et le mieux-être, la rupture vis-à-vis d’un mode de gouvernance obsolète.
Il y a encore quelques années, c’est l’élite de ces pays qui intervenait pour mettre fin aux régimes obsolètes. Seulement, cette élite instrument de libération a pris les outils mêmes des despotes combattus la veille. « Après les guerres de libération du Maghreb, la famille révolutionnaire s’est accaparé les richesses nationales », a expliqué M. Carlier. Ce qui a doublement été un fardeau pour les peuples colonisés par les leurs.
Et c’est Bouazizi, qui s’est immolé par le feu en Tunisie, qui a ouvert la voie au changement. « Il est l’archétype du diplômé chômeur », qui malgré le fait qu’il ne soit pas l’universitaire que l’on pense, a bouleversé la donne. « C’est parce que cela avait du sens pour lui que cela a eu autant d’impact et de sens pour tant d’autres » a ajouté l’historien.
Ont été abordés, au cours de ces divers exposés, de nombreuses thématiques, liées aux politiques et à l’islamisme. « Il y a une sécularisation de la politique de par ces révolutions. Le discours islamiste était le fond de commerce des autocraties, pour des fins internes et externes. Mais il y a une différentiation entre la prédication et le politique, que cela soit en Tunisie ou en Egypte », a affirmé, quant à lui, M. Bellal.
Les travaux de ce colloque international se déroulent à la salle Cosmos de Ryad el Feth, et se poursuivent jusqu’au 25 septembre.
Ghania Lassal
Omar Carlier, historien, professeur à l’université Paris-Diderot
«Bouazizi , une rupture anthropologique»
» La société civile est la différence qui vient se placer entre la famille et l’Etat.
Elle appartient au monde moderne qui, seul, a reconnu leur droit à toutes les déterminations de l’idée». L’historien français choisit d’évoquer la définition de Hegel pour introduire le public du colloque dans l’underground de la société civile.
Dans son exposé fleuve intitulé «La culture démocratique de l’Etat colonial à l’Etat nation : le printemps arabe au regard de la longue durée», Omar Carlier remonte aux sources des sociétés civiles maghrébines, soit à la fin du XIXe siècle-début du XXe siècle avec l’émergence d’une «logique associative», une logique de «l’action collective», prémices de ce que l’universitaire appelle «la culture politique moderne» pour ne pas dire «démocratie», terme inapproprié dans des sociétés en situation coloniale.
Carlier pose la question «apparemment paradoxale» de la démocratie en situation coloniale. Les colonisés pouvaient-ils avoir une expérience de la démocratie ? L’historien passera en revue les «cas» algérien et tunisien, «les mouvements d’interactions fortes», les accumulations de savoir collectif, les influences orientales et occidentales, le rôle grandissant du couple association-pratique politique moderne.
Si le geste «fondateur» de Bouazizi constitue une rupture anthropologique, il s’inscrit néanmoins dans un continuum historique, affirme l’historien. «N’oublions pas, dit-il, les mouvements des jeunes turcs, égyptiens, tunisiens, algériens. N’oublions la dynamique des années trente, celle de Bandung et des mouvements d’indépendance avec d’autres éléments d’une dynamique collective de création collective qui peut s’inscrire dans le double registre de la société civile et de la démocratie politique.»Les sociétés post-coloniales ont à se réinvestir dans une idéologie qui a du sens depuis longtemps.
«Si pour la démocratie, on est obligé de dire en arabe dimocratia, le lexique politique de la modernité est là : doustour, hizb, houria, etc.»
Dans les sociétés arabes post-indépendance saturées d’enjeux (populisme , nationalisme, tiers-mondisme…), Omar Carlier a identifié trois changements majeurs «qui, directement ou indirectement, induisent nécessairement un autre type de rapport au politique et à la représentation. Car nous avons complètement changé de société. En deux générations, on est passé de sociétés très majoritairement rurales à des sociétés très majoritairement urbaines ; on est passé de la socialisation de masse à la culture de l’image ; l’inventivité et la créativité est entre les mains des jeunes générations qui ont une autonomie très forte mais qui est inscrite dans l’histoire du monde arabe contemporain».
Mohand Aziri
Lu pour vous dans EL WATAN
le 24.09.11
René Gallissot, historien : «C’est la fin des Etats post-coloniaux»
René Gallissot, professeur à l’université Paris VIII, met en garde contre la puissance de feu des Etats militaro-policiers.
Spontanée et à haut débit, la conférence de l’historien René Gallissot, professeur émérite à l’université Paris VIII – l’un des rares, selon Harbi, à n’avoir pas abandonné, après 1989, «le terrain de l’analyse sociale» – décortique le «nouveau mouvement social» qui répond, à ses dires, «de la majorité de la société, une société jeune» et le pourquoi de son «épaisseur». Intitulée «Moment de rupture : signification sociale et succession politique et succession de générations intellectuelles», la communication de l’historien français traite par ailleurs de «la fin» des Etats post-coloniaux et néocoloniaux au Proche-Orient (les sultanats). «C’est même la fin du sionisme isolationniste, car l’Etat d’Israël n’a pas d’avenir dans sa forme actuelle, sinon une forme suicidaire.»
«Ces caricatures d’Etats, explique-t-il, arrivent à leur fin. Nous entrons dans la phase de la fin des Etats établis dans la phase de la décolonisation et de la recolonisation néocoloniale. Leur chute devient possible, car ces Etats se sont usés, parce qu’ils ont poussé à l’extrême la concussion et l’accaparement des richesses, à l’image de Ben Ali.» Le professeur à Paris VIII met en garde toutefois contre la puissance de feu de ces Etats militaro-policiers. «En plus de la rente pétrolière, ces Etats possèdent une puissance militaire. Et on a tort de penser que les Etats militaires policiers sont fragiles, ils ont pour eux la puissance, la force de la violence, cela explique leur durée. Et ils durent par tous les moyens.»
L’époque est bel et bien celle de «la succession» avec «l’irruption» d’un mouvement social qu’il est difficile, selon lui, de qualifier, travaillé par les internautes et les réseaux sociaux. S’il y a une analyse à faire, c’est celle se rapportant à la génération majoritaire de la société, la «génération du hors travail», dit M. Gallissot. «Ou qui est dans un travail dissimulé, dans des formes de business, de l’accaparement de l’Etat, les diplômés chômeurs, ceux qui sont instruits et n’ont pas de travail, les lycéens qui sont dans le temps de suspens avant le travail… ce sont eux qui manifestent.» Cette génération, poursuit l’historien, est «déconnectée» des syndicats et des partis réputés être des organisations «rentières».
L’historien passera en revue les différents «âges idéologiques» des sociétés du Maghreb post-indépendance, à commencer par la génération de l’indépendance. L’âge du nationalisme indépendantiste, «développementiste», axé sur un développement «autocentré», mais qui «n’a plus cours aujourd’hui». «C’est aujourd’hui impensable, souligne-t-il. Les dépendances mondiales l’interdisent, ce qui est possible, c’est de coordonner les mouvements et d’essayer de rompre cette pesanteur, cette absence d’issue dans le développement. Ce discours anime encore les exilés, les élites réprimées durant le deuxième âge idéologique, à savoir l’âge de l’idéologie islamiste qui est aussi une forme de nationalisme sous des apparats transnationaux».
Cet âge, l’âge islamiste, n’est pas tout à fait fini puisque, remarque le conférencier, «on l’a vu sur la place Tahrir, tout le monde s’accroupit pour la prière du soir». La question est de savoir aujourd’hui quel est le projet idéologique de cette génération qui fait irruption ? Conclusions de M. Galissot : «L’exception algérienne tient à la force du régime qui a fait le vide, éliminé la solution politique, intéressé le plus de monde à l’Etat et supprimé toute alternative. Et quand il n’y a pas d’alternative, c’est l’immobilisme perpétué avec une vie associative nulle. La seule intelligentsia est celle de l’envers de la génération islamiste, c’est celle, minoritaire, qui se battait pour les droits de l’homme, les droits des femmes, les détenus etc. C’est cette génération qui a été en peloton de contestation au Maghreb en début d’année.»
René Galissot constate le retour au bercail de la génération d’intellectuels développementalistes, avec eux ceux qui se sont tus pendant l’âge islamiste ou ont disparu pendant. «Les vieux intellectuels du nationalisme developpementaliste croient encore que les masses laborieuses peuvent faire l’histoire. Ils en appellent aux peuples, aux travailleurs et pensent renouveler le développement dans un seul Etat, l’enfermement dans un seul Etat.» Et de mettre en garde que le retour du nationalisme peut vouloir dire le retour de l’arabisme sous de nouvelles formes.
«Peut-être que cette génération jeune est transnationale de par ses moyens d’expression et d’information. Peut-être qu’il faut poser la question de l’enferment, de l’autarcie nationale… C’est peut-être la grande question d’aujourd’hui», conclut l’historien.
Mohand Aziri