Une pratique de l’écriture oblique
« Quand les regards se crispent sur les heurts entre les cultures, mesure-t-on encore le travail en sens inverse poursuivi par les littératures ? Entre Islam méditerranéen et Europe, l’histoire en témoigne depuis Dante et Cervantès jusqu’à Goethe et Nerval au XIXe siècle, Rilke et Aragon au XXe. C’est que les littératures, dans beaucoup de leurs oeuvres les plus marquantes, se montrent tout autant avides des ressources recelées par des cultures autres qu’insoumises aux clôtures de leurs cultures propres. Or cette double impatience s’avive quand les conflits de cultures, dans chaque camp largement mis en scène et exploités par les autorités de tous ordres, accusent le divorce entre tenants de fidélités ou d’identités qui peuvent aussi bien relever de scléroses et d’inculture et écrivains qui, passibles d’exil et de mise en marge, au contact de cultures étrangères, travaillent à l‘aggiornamento de leur culture propre en multipliant circulations et passages qui ouvrent les espaces d’une « poétique de la relation » (Édouard Glissant) qui est aussi une politique. »
Antoine Raybaud, « Andalus pour ce temps : défis de culture, croisées d’écritures ». in Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen Âge à nos jours,
sous la direction de Mohammed Arkoun, éditions Albin-Michel 2006, p.1100.
Résumé :
Dans un contexte de globalisation en quels termes nouveaux peut se poser aujourd’hui le problème de l’interculturalité, et quels enjeux recouvre cette notion pour les pays impliqués (héritage ou aller-retour d’influences, domination d’une aire culturelle sur une autre ou interaction) ?
À l’ère de la cyberculture qui engendre une « déterritorialisation » des lieux de culture, dans une perspective post-nationale qui voit l’essor d’une littérature-monde, la distinction entre les Pays « du Sud » et les autres est-elle encore pertinente ?
Les littératures post-coloniales et l’Algérie constituent les deux domaines de référence de mon étude.
La littérature algérienne de langue française et plus particulièrement l’œuvre de Boualem Sansal en sont le champ d’application.
Les aspects particuliers du récit de voyage et du conte philosophique (structure et contenu : enquête menée par deux personnages qui dialoguent, recherche d’une vérité cachée et, en conclusion du voyage, définition de la morale de l’histoire), la pratique de l’écriture oblique, l’influence de Cervantès, des moralistes français et de Voltaire servent de support à la lecture de l’œuvre de Boualem Sansal et donnent à voir une relation d’interculturalité multipolaire ou bien oblique, plutôt qu’une domination d’une culture sur l’autre ou des unes sur les autres.
«Mots-clés
échanges interculturels au XXIème siècle, déterritorialisation, hybridité culturelle,
cyberculture/communautés imaginaires
post-colonial/post-national, littératures du Sud,
Cervantès/Voltaire, Boualem Sansal,
écriture oblique.
À l’ère de la cyberculture et dans un contexte de globalisation, en quels termes nouveaux se pose aujourd’hui le problème de l’interculturalité et quels enjeux particuliers cette notion implique-t-elle pour les « pays du Sud »?
DéFINITIONS PRéLIMINAIRES
Que recouvre en 2008 l’expression « pays du Sud »?
« Pays du Sud » ou « Sud », pour faire bref, appartient à la terminologie géopolitique de l’ONU qui établit la distinction Nord/Sud dès sa création par 51 pays en 1945. Mais comme le rappelle le politologue Gérard-François Dumont: «Dans son sens général ce terme <Sud> concerne l’ensemble des pays n’ayant pas un indicateur de développement humain élevé, qu’ils se situent au nord ou au sud de l’Équateur. »[1]. La distinction s’établit donc non pas sur le plan géographique mais sur le plan économique entre les pays industrialisés et les pays sous-développés ou en voie de développement.
Bientôt cependant, à mesure que s’installe la guerre froide, le Nord se scinde en deux groupes antagonistes : l’Est et l’Ouest. Puis, dans les années 1955-1970, tandis que les processus de décolonisation multiplient les nouveaux états qui, à leur tour, demandent à avoir une représentation à l’ONU, une troisième force, un temps nommée Tiers-Monde, regroupe les pays non-alignés.
Selon les problèmes qui les affectent, ces pays se rassemblent en groupes à géométrie variable, comme le G77 créé en 1964, ou le G20 qui a fait échouer la réunion de l’OMC au sommet de Cancùn en septembre 2003. Depuis la déclaration du millénaire, ils développent un partenariat Sud-Sud où, à côté des pays latino-américains, des pays d’Afrique noire, du Maghreb ou d’Asie du Sud-Est, des états comme le Brésil, l’Afrique du Sud, les états Arabes du Golf, l’Inde ou la Chine peuvent être particulièrement actifs. En 2008, à l’heure de la crise financière mondiale et de l’emprise grandissante des fonds souverains, on voit que la participation des plus riches d’entre eux et des puissances émergentes comme l’Inde ou la Chine au groupe des pays du Sud, relève davantage des fantaisies de la terminologie onusienne que d’une légitimité réelle.
Sur les 192 états aujourd’hui représentés à l’ONU, 130 se réclament du Sud. La diversité de leur situation géographique, de leurs conditions de vie, de leurs ressources énergétiques ou de leur potentiel de développement ne permettant pas de les regrouper en un seul ensemble pour définir les enjeux spécifiques que représenterait pour eux la notion d’interculturalité, je ne ferai référence qu’au pays hôte de ce colloque, l’Algérie, dont la délégation à l’ONU se range parmi les pays du Sud. Mais quand l’interconnexion mondiale des ordinateurs, des mémoires informatiques et des réseaux numériques a généré un « cyberespace »[2] par définition sans frontières, la distinction entre les « pays du Sud » et les autres est-elle encore pertinente pour ce qui est des faits de culture?
Sur la Toile, c’est en effet une immense bibliothèque virtuelle qui, en permanence, offre ses trésors culturels aux internautes. Et de puissants moteurs de recherche facilitent leur cheminement individuel parmi les textes disséminés aux quatre coins du monde, mettant ainsi à la portée d’un clic de « souris » une part – croissant à une vitesse exponentielle – des connaissances scientifiques, des œuvres de l’esprit et aussi de différentes formes d’expression artistique. Ainsi se constitue une « cyberculture » qui s’accompagne d’une « déterritorialisation » des lieux de culture. Dans le cyberespace où circulent des flots de signes continûment et dans tous les sens, où les messages émis et aussitôt reçus en temps réel sont continûment en quasi-relation avec leur contexte, comment distinguer encore le nord et le sud pour traiter notre sujet si ce n’est, métaphoriquement, en déplaçant le problème des « états n’ayant pas un indicateur de développement humain élevé » aux individus ou aux groupes qui, à l’intérieur de chacun des états du monde, ne possèdent pas la technologie indispensable pour accéder au cyberespace et qui, en conséquence, ne peuvent être concernés par la cyberculture?
En revanche, c’est au niveau des pratiques linguistiques que, pour ce qui concerne le problème de l’interculturalité, la distinction entre pays du Nord et pays du Sud reste toujours pertinente selon qu’ils ont accès ou non à la langue dans laquelle sont publiés sur le web les textes scientifiques ou littéraires et les essais. Si certains ouvrages numérisés sont accessibles dans plusieurs autres grandes langues de communication – en particulier grâce à des logiciels de traduction automatique activés à la demande – la majeure partie d’entre eux y est présentée dans sa langue d’origine. Ce qui implique donc, pour les pays du Sud qui souhaitent y accéder, le développement de l’apprentissage de ces grandes langues de communication du Nord et en conséquence une influence possible de celles-ci sur ceux-là. Comme la langue semble être devenue de nos jours le dernier critère définitoire d’une aire culturelle, la pratique linguistique reste probablement l’ultime source d’influence voire de domination possible d’une aire culturelle sur une autre.
Pour traiter la question qui nous occupe présentement, et parce que ce sont les langues des deux plus grands pays colonisateurs du XIXème siècle et de la première moitié du XXème , je ne retiendrai que deux de ces langues de communication du Nord dont la compréhension – si ce n’est toujours la pratique – s’étend bien au delà de leurs frontières nationales: l’anglais[3] dans sa relation à l’Inde et le français dans sa relation à l’Algérie.
Éléments d’une théorie post-coloniale des relations interculturelles : l’hybridité culturelle, au delà des états-nations
Deux anthropologues anglophones, nés à Bombay à la fin des années 40 et membres de la diaspora indienne en Occident, Homi Bhabha et Arjun Appadurai, spécialistes de Post-colonial Studies et de Cultural Studies dans une université américaine – respectivement Harvard et New-York – ont proposé dans leurs travaux des concepts particulièrement féconds pour rendre compte des relations entre cultures occidentales et non-occidentales, et plus précisément entre les cultures d’anciens pays colonisateurs et celles des pays que les précédents avaient colonisés. Tous deux s’appuient sur leur expérience de la diaspora pour montrer qu’une culture spécifique s’y élabore aux marges et que, pour cette raison, elle échappe aux influences des cultures dominantes.
L’hybridité étant une conduite d’évitement à la fois de l’eurocentricité et d’une culture originelle, Homi Bhabha voit l’émergence d’«une culture internationale, fondée non pas sur l’exotisme du multiculturalisme ou la diversité des cultures, mais sur l’inscription et l’articulation de l’hybridité de la culture »[4]. Dans Les lieux de la culture Une théorie post-coloniale il définit sa démarche qui rejoint celle d’Hannah Arendt :« une exploration de ce qui se tient dans l’entre-deux (inter-est), dans ces moments distincts, voire disjoints, qui leur permettent de s’affilier l’un à l’autre dans l’esprit d’un « droit à la différence dans l’égalité »[5]. Et il fait souvent référence à des textes littéraires ex-centrés qui entretiennent une relation oblique ou étrangère aux forces du milieu – Les hommes de paille de l’Indo-Caribéen V. S. Naipaul, Les Enfants de minuit de l’Indo-Pakistanais Salman Rushdie, Beloved de la Noire américaine Toni Morrisson -, pour développer une analyse de l’hybridation culturelle où il montre cet « Autre en devenir » qui se constitue comme « troisième élément de l’entre-deux du colonisateur et du colonisé ». Et il échafaude sa théorie du « cosmopolitisme vernaculaire » à partir de la culture de ces lieux marginaux habités par les migrants ou les minorités nationales « se glissant entre les traditions culturelles et révélant les formes hybrides de vie et d’art qui n’ont pas d’existence préalable dans le monde séparé des cultures ou des langues uniques »[6].
Sous la forme d’un aller-retour d’influences, l’interculturalité peut donc engendrer en langue anglaise un entre-deux culturel original et particulièrement fécond chez Naipaul, Rushdie ou Toni Morrison.
Arjun Appadurai, plus nettement anthropologue, veut se situer au-delà des États-nations : « L’État-nation en tant que forme politique moderne complexe est proche de sa fin »[7] écrit-il dans Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation. Comme les écrivains post-coloniaux qui s’inscrivent dans la littérature-monde (le « Tout-Monde » d’Edouard Glissant), il fait le procès des nationalismes sourcilleux crispés sur la culture de l’identité : « Pour ceux qui, comme moi, ont grandi parmi les élites du monde post-colonial, le nationalisme a représenté notre sentiment commun et la principale justification de nos ambitions, de nos stratégies et de notre idée du bien-être moral. Aujourd’hui, presque un demi-siècle après que la plupart des nouvelles nations ont accédé à l’indépendance, la forme de la nation se trouve attaquée, là aussi sur plusieurs fronts. En tant qu’alibi idéologique de l’État territorial, c’est le dernier refuge du totalitarisme ethnique. D’importantes critiques du monde post-colonial ont montré que les discours sur la nation étaient profondément intégrés aux discours du colonialisme lui-même »[8]. Et il élabore une audacieuse théorie qui met l’imagination au pouvoir et qui propose de considérer l’aspect positif de la tendance à la globalisation: « la globalisation a […] pour corrélat une démultiplication des publics qui sont en mesure de produire de nouvelles formes culturelles. »[9]
Il observe toutes les relations d’interculturalité créées par les diasporas. Il y voit rhizomer les cultures minoritaires et il parie sur la construction de ponts avec les cultures hégémoniques après le temps des affrontements: « La décolonisation, pour une ancienne colonie, ne consiste pas simplement à démanteler les habitudes et les modes de vie coloniaux mais aussi à dialoguer avec le passé colonial[10] ». Ce que fait aussi, tout au long de ses romans, l’écrivain algérien de langue française, Boualem Sansal.
L’exemple d’une œuvre littéraire : les romans de Boualem Sansal, une pratique de l’écriture oblique
Dans L’enfant fou de l’arbre creux[11] Boualem Sansal met en scène un personnage à la double identité, Pierre Chaumet, Français d’Algérie qui se découvre né Khaled El Madaouri. Entre les épisodes du récit de son enquête, il évoque le temps d’avant l’indépendance devant le jeune Farid qui n’a connu que le temps d’après.
Sur son lit de mort, celle qu’il croyait être sa mère lui a révélé qu’il était en réalité Khaled, fils d’Omar El Madauri, mystérieusement assassiné durant la guerre d’indépendance. Pierre Chaumet a donc quitté la France pour l’Algérie à la recherche de la femme qui lui a donné le jour, Aïcha, et de sa véritable identité. Son voyage à travers le pays à la recherche de la vérité est jugé subversif par les « Hommes d’Alger » qui ne se soucient que de sauver les apparences et multiplient mensonges et falsifications pour conserver leurs privilèges. Évoluant entre des opposants – Si Mokhtar et Gourari, les assassins de son père protégés par le Pouvoir – et deux adjuvants – Salim et le Cadi – l’actant Pierre Chaumet parvient à trouver l’objet de sa quête après un long processus d’infiltration. Puis, dans un processus inverse d’exfiltration, et avec son autre adjuvant, Farid (un jeune désespéré embrigadé par les tueurs fanatiques et, à ce titre, comme lui condamné à mort), il recouvre sa liberté en s’évadant du bagne de Lambèse où l’avait conduit son aventure dans les profondeurs de l’Algérie et les trous noirs de son passé.
Flanqué d’un chien vagabond, l’enfant fou de l’arbre creux (symbole du peuple algérien ?) , témoin aveugle de l’immense bagne, accompagne de sa présence immobile et muette tout le déroulement de l’histoire.
Un dispositif à la fois souple et complexe de feuilletage commande les deux récits de ces processus qui, imbriqués l’un dans l’autre dans leurs temps spécifiques, sont constitués de scènes dialoguées et de séquences narratives rapportées tantôt par un narrateur en position de surplomb, tantôt par le héros du fond de sa prison. Comme celle-ci, caractéristique sur le mode comique de ce que l’on pourrait appeler… une interculturalité multipolaire:
« Nous revenions du désert, pleins de poussières et de vieux souvenirs. Les rues de Tissemsilt s’étaient depuis si longtemps égarées les unes dans les autres que nous n’en vîmes pas le bout, ce qui a considérablement ralenti notre avancée. Nous prîmes nourriture dans quelque gargote fraîchement ouverte ou en voie de départ précipité. C’était rouge sang, gras, piquant et ça sentait l’Orient replié sur ses vices et un peu les tombées de chaînes de l’Occident importées massivement dans le Sud par les maîtres du bakchich. Parce que nous avons mangé avec les mains sans éclabousser les murs, l’aubergiste du jour, sentant en nous l’élégance des gens du Nord, nous offrit sous la table un camembert inventé à Tizi Ouzou et une bouteille de rouge, excessivement belle et mystérieuse dans sa robe de poussière. Quels complots a-t-elle déjoué pour arriver si loin dans les profondeurs du royaume ? Quel rêve héroïque et brutal agitait le colporteur impie venu d’Oran ou de Palerme, de Beyrouth ou de Bamako, de… Bon, on ne discute pas l’origine d’un miracle quand on le tient par le col. »[12]
En multipliant sentences et aphorismes pour tirer les leçons de ce qui arrive à ses personnages, le romancier utilise dans son discours toutes les ressources de l’écriture oblique – humour et ironie – pour faire de l’espace du texte une aire de « jeu » où viennent se décomposer les vieux secrets, les faux-semblants, les chausse-trapes et les mensonges.
Le lecteur naïf est frustré dans sa recherche de la vérité. Il veut connaître la fin de l’histoire, mais il n’y a pas de fin puisqu’il n’y avait pas de genèse. Le lecteur implicite doit donc combler les trous et rétablir les liens. Le narrateur, qui poursuit un dessein didactique, rappelle ici à son intention la complexité et les contradictions des deux personnages dans un discours marqué par l’humour ou l’ironie. Ainsi pour Farid « fatigant à se la ramener à propos de tout et de rien»[13]ou pour Pierre (avec l’effet de rythme produit par les accumulations et les listes): « Français, Algérien, à cheval sur deux planètes, resquilleur, fugitif, forçat puis encore fugitif parmi tant de résignés et de fuyards, de boutefeux et d’affairistes, d’illusionnistes et de sorcières[…], ça ne peut pas faire un homme tranquille. Il y a du Jekyll et Hyde en lui »[14]. Mais en même temps, avec l’usage du « on » impersonnel et du présent à valeur générale, le narrateur implique directement le lecteur : « quand on vit entre deux feux, entre deux siècles, entre deux chaises, entre deux morts, entre deux fous, on est forcément un peu monstrueux. »[15]
Dans un post-scriptum, après le dernier récit de son héros «qui n’a pas l’ambition de refaire le monde à lui seul », l’auteur laisse au lecteur le soin de trouver «le chemin de la vérité, loin des menteurs », et de choisir la fin, à son gré, heureuse ou malheureuse – peu importe !- car « l’important est de porter le message, si fou soit-il ».
Dans les raccourcis et les ellipses comme dans les successions rapides de scènes ou de récits différents on retrouve une légèreté concertée caractéristique des romans de Sansal. Mais le problème débattu entre les deux personnages – à la fois stratégique et moral – signe la référence aux moralistes français du XVIIème pour l’écriture aphoristique, aux philosophes du XVIIIème pour le dialogue qui permet de problématiser une question en la mettant en scène comme Diderot dans Jacques le Fataliste, ou avec l’emprunt au conte philosophique : celui de Candide où Voltaire campe un anti-héros sur qui s’abattent toutes les infortunes de l’époque et devant qui, après avoir doctement disserté des effets et des causes, Pangloss manie le paradoxe pour conclure, à la manière de Leibnitz, « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ».
Une ironie qui rappelle l’autodérision des récits de Sancho Panza[16] ou de Don Quichotte lui-même, ou celle des tribulations du « chevalier à la triste figure » narrées par Cervantès.
Mais une ironie qui peut s’alimenter aussi à l’esprit des contes indiens retrouvés dans l’Orient des Mille et une nuits, ou se ressourcer au vif d’une culture populaire orale – d’une oraliture – de tradition ante-islamique, à la manière des contes kabyles, avec le personnage ambivalent de l’ogresse tantôt sorcière, comme la gouvernante du Cadi[17] ou magicienne, tantôt grand-mère protectrice, ou encore, sous deux versions différentes dans Le Champ des oliviers de Nabil Farès : l’ogresse et Jidda, tenante d’une « irraison » ou d’une double raison, « pensée affûtée de folie » [18]. Tous modèles subversifs qui, dans un contexte d’oppression, permettent une construction de soi par l’humour et constituent la revanche sur les puissants des pauvres, des femmes ou des enfants comme l’espiègle Mqides. L’ironie, le rire quasi-fou (mais non le fou-rire) comme évitement d’une agression opérée par le monde extérieur ou contre le règne généralisé de la peur imposée par la guerre, le pouvoir colonial ou les dictatures et les violences d’un état totalitaire.
Humour, dérision, ironie, moquerie ou effet de surprise, tous ces tropes et procédés qui dans la littérature relèvent de « l’écriture oblique », (c’est-à-dire de la distance qu’instaure le « regard de côté » pour attirer l’attention sur un élément apparemment secondaire du paysage) travaillent donc le texte de Sansal, comme le font aussi les occurrences d’intertextualité souvent marquées par l’humour[19]. Et ils constituent une des caractéristiques importantes de son écriture qui, dans le genre du roman contemporain, est l’une des plus puissamment nouvelles.
L’interculturalité des « communautés imaginaires », lieux « déterritorialisés » de la cyberculture
Si les littératures font le pari de l’imagination au pouvoir pour fonder une interculturalité créatrice, le cyberespace, lui, propose une nouvelle forme d’interculturalité qui n’est plus liée à un territoire défini. Sur la Toile, tous les documents scientifiques, artistiques, toutes les vidéos ou les reproductions de textes sont accessibles et peuvent être virtuellement assemblés en un seul et même hypertexte pourvu d’images et de sons dont les différents sites, disséminés dans le cyberespace, sont connectés entre eux par des liens créés à la demande. Et le lecteur-spectateur, qui peut être à la fois récepteur et créateur, est libre d’intervenir dans l’actualisation d’une séquence de signes en les sélectionnant ou en les combinant de façon différente. De sorte que la création des textes est à la fois collective et continue puisqu’elle peut ne jamais aboutir à une forme définitive. Ainsi ont chance de se créer des textes inouïs qui peuvent demeurer ad libitum à la disposition des internautes.
La totalisation qui signale l’achèvement de l’œuvre peut donc être indéfiniment différée. Et c’est précisément cet« universel sans totalité » qui constitue pour Pierre Lévy « l’essence paradoxale de la cyberculture »[20] « L’oeuvre de la cyberculture […] est d’emblée creusée de tunnels ou de failles qui l’ouvrent sur un extérieur inassignable et connecté par nature (ou en attente de connexion) à des gens, à des flux de données. Voici l’hypertexte global, le métamonde virtuel en métamorphose perpétuelle, le flux musical ou iconique en crue. Chacun est appelé à devenir un opérateur singulier, qualitativement différent, dans la transformation de l’hyperdocument universel et intotalisable. Entre l’ingénieur et le visiteur de mondes virtuels tout un continuum s’étend. Ceux qui se contentent d’arpenter ici, concevront peut-être des systèmes ou sculpteront des données là-bas. […]. Le texte se plie, se replie, se divise et se recolle par bouts et fragments. Il mute en hypertexte»[21] .
Et comme dans les sociétés orales où le récit se transmettait de génération en génération par l’intermédiaire de conteurs anonymes qui se l’étaient un temps approprié, de nouvelles créations culturelles sans signature peuvent se dessiner dans le cyberespace où chacun va chercher son sujet d’étude et construit son savoir en choisissant ses liens. Ainsi « les individus et les groupes ne sont plus confrontés à des savoirs stables, à des classifications de connaissances léguées et confortées par la tradition, mais à un savoir-flux chaotique, au cours difficilement prévisible, dans lequel il s’agit désormais d’apprendre à naviguer »[22].
Au gré de passions communes peuvent alors se constituer ces « communautés affectives » qu’à la suite de Benedict Anderson[23] signalait Arjun Appadurai, où des groupes d’individus se mettent à partager leurs rêves et leurs émotions, rassemblés en tribus d’aimants autour d’une cause mobilisatrice. Ce n’est pas une nouvelle idéologie ou une secte qui se met en place, mais une « communauté de passions » comme celle qui s’est constituée autour du mouvement d’Algérie-Djézaïr[24]pour faire advenir par l’imagination ce qui n’a pas existé auparavant: « un vivre ensemble fraternel » qui peut se réaliser autrement désormais, du fait de la notion de mobilité inscrite de nos jours dans la plupart des projets de vie des jeunes générations et du mouvement généralisé des migrations[25]. Cette communauté de passions rassemble sur l’une et l’autre rive de la Méditerranée mais aussi dans toute la diaspora : au Canada, aux états-Unis en Amérique de Sud et ailleurs en Europe des écrivains, des cinéastes, des artistes , des scientifiques, des femmes et des hommes, simples citoyens de différents pays, ayant en commun l’usage du français mais dans une pratique de la langue française qui ne se reconnaît plus de centre ni de périphérie. Ce sont simplement des relations étoilées de branche en branche qui se constituent à mesure que défilent les sujets d’actualité : une idée est lancée sur le forum qui germe, se ramifie et suscite un courant d’opinions relayé par d’autres associations liées à tel ou tel de ses membres. Comme par exemple la proposition de nommer simultanément à Marseille et à Alger une rue Kateb Yacine débouchant sur une place Albert Camus, ou l’inverse, et de réaliser ce projet à Marseille en 2013 durant l’année où la ville sera capitale européenne de la culture, faute d’avoir pu le faire en 2007 à Alger, lorsque la ville a été capitale arabe de la culture.
Or cette porte ouverte à tous les possibles issus de l’imagination pour favoriser les échanges interculturels garants d’une authentique interculturalité constitue un défi non seulement pour les états du Sud mais pour tous les états en général.
Enseignement des autres langues parallèlement à celui de la langue maternelle, enseignement des œuvres littéraires qui les honorent, encouragement des productions de l’imaginaire dans les « lignes de fuite » de « l’universel sans totalité » sont donc les conditions indispensables pour le développement d’une nouvelle interculturalité qui implique naturellement que tous les citoyens jouissent de toutes les libertés d’expression d’un état démocratique.
Conclusion
La culture n’est plus l’arme secrète d’une idéologie conquérante peut-être parce qu’à l’heure de la mondialisation il n’y a plus de grandes idéologies, mais simplement des dynamiques d’intérêts ou d’appétits, et des alliances opportunistes pour les satisfaire, selon le moment. Assurément ces alliances peuvent être orchestrées par de puissants médias, mais probablement durant un temps trop bref pour constituer une véritable culture qui puisse être suspecte de cet impérialisme que dénonçait Edward Saïd.[26]Cependant, il faut bien reconnaître que la logique de la cyberculture est en opposition avec la logique étatique puisqu’au motif de leur culture nationale les états s’efforcent toujours de faire prévaloir leurs réussites industrielles, leurs intérêts commerciaux, tributaires qu’ils sont de territoires qu’ils occupent à l’intérieur de frontières déterminées. Le projet d’une interculturalité dans une globalisation qui ne se réduit ni à une homogénéisation des cultures nationales ni aux luttes d’influences entre les états au nom du seul profit pourrait donc être une utopie en écho au rêve ancien d’un État cosmopolitique universel qu’imaginait Kant dans la huitième proposition de sa Philosophie de l’histoire :
« On peut considérer l’histoire de l’espèce humaine, dans l’ensemble, comme l’exécution d’un plan caché de la nature pour établir une constitution qui règle parfaitement la politique intérieure, et aussi, à cette fin, la politique extérieure: c’est le seul état où la nature puisse développer complètement toutes ses dispositions dans l’humanité.[…]
Bien plus, il ne peut plus guère aujourd’hui être porté atteinte à la liberté civile sans qu’on en sente le préjudice dans toute l’activité du pays, surtout dans le commerce, et cela rend sensible l’affaiblissement des forces de l’État dans ses relations extérieures. Or cette liberté s’étend peu à peu. Si l’on empêche le citoyen de chercher son bien-être de toutes les façons qui lui plaisent, pourvu seulement qu’elles puissent s’accorder avec la liberté des autres, on entrave le dynamisme de l’activité générale du pays et par là, à nouveau, les forces du tout. C’est pourquoi la liberté des personnes dans leurs faits et gestes est de moins en moins limitée, et la liberté universelle de religion accordée; ainsi naissent peu à peu sur un arrière-fond d’illusions et de chimères les Lumières, grand bien qu’il faut que le genre humain tire encore des égoïstes projets d’expansion de ses souverains, si seulement ils comprennent leurs propres intérêts. Mais ces Lumières, et avec elles aussi un certain intérêt du cœur qui ne peut manquer de porter l’homme éclairé au bien qu’il conçoit parfaitement, doivent peu à peu monter jusqu’aux trônes et même influer sur les principes de gouvernement. […]
Et cela donne l’espoir qu’enfin un jour, après maintes révolutions et transformations, se réalise le dessein suprême de la nature : un état cosmopolitique universel, tel qu’en son sein toutes les dispositions originaires de l’espèce humaine seront développées » [27] .
Même si les Lumières, au nom desquelles parle Kant, ont parfois généré des entreprises fort contestables, et même si cet espoir d’« un état cosmopolitique universel » n’est qu’un rêve, l’histoire toute récente montre que certains rêves peuvent se réaliser : il suffit d’être assez nombreux pour désirer vraiment et faire en sorte qu’ils le soient, ou du moins qu’ils tendent à l’être…
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Eveline Caduc
CNRS UMR 6039 Bases Corpus Langages
Université de Nice-Sophia Antipolis
« Jardins Pamplemousses »
15 avenue du CDT Garbe
06160 Cap d’Antibes-Juan-les-pins
site Web « Mémoires d’Algérie » :
http://www.djezaweb.com/Documents/documents.htm
BIBLIOGRAPHIE
Appadurai Arjun Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation (Modenity at Large University of Minnesota, 1996) traduction française de Françoise Bouillot. Petite bibliothèque Payot 2005.
Arendt Hannah La crise de la culture, huit exercices de pensée politique (Between past and future1954-1968) traduction française sous la direction de Patrick Lévy éditions Gallimard col folio essais 2005
– Les origines du totalitarisme (The Origins of Totalitarism1961), suivi de Eichmann à Jérusalem (Eichmann in Jerusalem: a Report on the Banality of Evil). Édition établie sous la direction de Pierre Bouretz. Paris, Gallimard, 2002. Coll. «Quarto».
Bhabha Homi K. Les lieux de la culture. Une théorie post-coloniale (The location of Culture Routledge, 1994) traduction française de Françoise Bouillot. Payot 2007
Kant Emmanuel Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique 1784 (éditions Bordas 1988)
Lévy Pierre Cyberculture. Rapport au Conseil de l’Europe, éditions Odile Jacob 1997
Saïd Edward W. Culture et Impérialisme ( 1992) traduction française de Paul Chemla éditions Fayard Le Monde diplomatique 2000
[1] In éditorial de la revue Population et Avenir numéro 660, novembre-décembre 2002
[2] Pierre Lévy, philosophe spécialiste des nouvelles technologies et de l’hypermédia, attribue l’invention en 1984 du mot « cyberespace » à William Gibson dans son roman de science-fiction intitulé Neuromancien. (cf Pierre Lévy Cyberculture, Rapport au Conseil de l’Europe dans le cadre du projet « Nouvelles technologie : coopération culturelle et communication », p. 107, éditions Odile Jacob/ éditions du Conseil de l’Europe 1997)
[3] Précisons immédiatement que seul l’anglais en tant que langue de culture sera retenu ici et non pas cette lingua franca des relations internationales qu’il a pu devenir un peu partout dans le monde au prix d’un appauvrissement quasiment dénaturant.
[4]Homi K. Bhabha Les lieux de la culture Une théorie post-coloniale (The location of Culture 1994) traduction française de Françoise Bouillot. Éditions Payot 2007, p.83
[5] Homi K. Bhabha op .cit. p.19
[6] Homi K. Bhabha op .cit. p.13 où il cite V.S.Naipaul « le Trinidadien est un cosmopolite. C’est un anarchiste naturel, qui n’a jamais pu prendre les puissants au sérieux.[…] Il est dépourvu de la grande corruption de la moralité, et il est incapable d’appuyer l’intolérance au nom de la piété. Il ne peut jamais atteindre la méchanceté approuvée par la société du propriétaire londonien qui transforme un taudis en pension de famille, prend des loyers exorbitants et s’inquiète que ses locataires vivent dans le péché. Tout cela fait du Trinidadien un citoyen non fiable, exploitable, en fait un individu vif d’esprit et civilisé dont les valeurs sont toujours des valeurs humaines, dont les critères sont ceux de l’esprit et du style »(La Traversée du milieu, Plon 1994).
[7] Arjun Appadurai Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation (Modenity at Large1996 University of Minnesota) traduction française de Françoise Bouillot. Petite bibliothèque Payot 2005, p.54
[8] Arjun Appadurai op .cit. p.231-232
[9] Arjun Appadurai op .cit. p.15
[10] Arjun Appadurai op .cit. p.143 Et il prend l’exemple de l’Inde : « Les aspects culturels de la décolonisation y affectent profondément chaque domaine de la vie publique, depuis le langage et les arts jusqu’aux idées sur la représentation politique et la justice économique. Chaque débat public de quelque importance est toujours plus ou moins sous-tendu par la question suivante : que faire des fragments et des lambeaux épars de l’héritage colonial ? Certains de ces lambeaux sont institutionnels, d’autres idéologiques et esthétiques. »
[11] Boualem Sansal L’enfant fou de l’arbre creux Éditions Gallimard 2000 col. Folio
[12] Boualem Sansal op.cit. p. 200-201
[13] Boualem Sansal op.cit. p. p 342
[14] ibid.
[15] ibid.
[16] Le personnage de Salim tient du picaro, mais il peut apparaître aussi comme un Sancho Panza, version maigre.
[17] « La vue de la femme de peine qui nous ouvrit nous glaça le sang. Horreur et putréfaction ! Je me suis instinctivement signé, Salim murmura l’équivalent berbère de Vade retro, Satana ! L’irréparable était fait et nous venions nous y jeter. C’était une créature digne d’un film d’épouvante de la meilleure eau. Ce n’était que mauvaise humeur de sa part, perfidie, difformité, odeur de choses cachées, tatouages de sectes violentes. Le chat qui la suivait comme un prince noir traînait dans son sillage une impression de calamité imparable. Plus tard, alors que le Cadi nous vantait les qualités de sa gouvernante, Salim chuchota un cri d’alarme : « Pas touche aux mets qu’ont effleurés ses doigts, ils ne sont pas crochus pour rien ! » Nul doute, elle était de ces créatures troublantes qui, la nuit venue, vont au cimetière déterrer les morts du jour et user de leurs mains pour rouler le couscous de la fatalité » op.cit. p.244-245.
[18] C.f.Nabil Farès Le Champ des oliviers. éditions du Seuil 1972, p.136
[19] Ainsi « Quel rêve héroïque et brutal agitait le colporteur impie » (p.200) renvoie au poème de Hérédia qu’il détourne avec humour.
[20] C.f.Pierre Lévy op.cit. p. 130
[21] C.f. Pierre Lévy op.cit. p. 178-179
[22] C.f. Pierre Lévy op.cit. p. 209
[23] C.f.Benedict Anderson, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris , La Découverte , 1996
[24] site web < http://dalgerie-djezair.viabloga.com>
[25]En 2008 191 millions de personnes soit 3 % de la population du globe est en situation de migration dans le monde (cf.L’Atlas des migrations (éditions Le Monde /La Vie , 2008)
[26]Edward W. Saïd Culture et Impérialisme ( 1992) traduction française de Paul Chemla ditions Fayard Le Monde diplomatique 2000
[27] Emmanuel Kant Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique 1784, éditions Bordas 1988, p.22-24