Le Rapt d’Anouar Ben Malek, et Puisque mon cœur est mort de Maïssa Bey.
Deux grands romans algériens en langue française publiés à quelques mois d’intervalle : l’un écrit par un homme, Le Rapt d’Anouar Ben Malek (Fayard, 2009), l’autre écrit par une femme: Puisque mon cœur est mort de Maïssa Bey (L’Aube, 2010) avec un même point de départ : en période de grande confusion dans une Algérie marquée à la fois par le terrorisme islamiste et le double jeu d’un pouvoir corrompu, la disparition d’une fille ou d’un fils.
Un jour comme un autre, entre les gestes du quotidien avec son lot d’habitudes et de contraintes, de petites manies mais aussi de rêverie ou de méditation vague sur la vie comme elle va, l’horreur soudain d’une découverte : l’enlèvement ou le meurtre d’une fille ou d’un fils.
Un même point de départ dans un même contexte et, à la fin, une même conclusion plus ou moins explicite: l’impossibilité de compenser soi-même le crime par le châtiment, une mort subie par une mort infligée en remplaçant, volontairement ou non, une injustice par une autre. Mais le rapprochement s’arrêtera là car la situation du narrateur d’Anouar Ben Malek et celle de la narratrice chez Maïssa Bey sont complètement différentes. Dans Le Rapt, le narrateur peut garder l’espoir jusqu’au bout alors que, du fait de la mort de son fils, la narratrice de Maïssa Bey est dès le début définitivement privée d’espoir. Différence fondamentale qui a des répercussions dans les deux compositions romanesques : Puissance de la construction dramatique d’un récit à rebondissements dans Le Rapt où le « je » du père peut devenir un « il » sous le regard d’un autre « je » . Lyrisme monocorde d’un dialogue fictif dans l’adresse à l’absent où s’enferme la mère chez Maïssa Bey.
Anouar Ben Malek distribue en trois parties les nombreux éléments de son « roman inspiré par une histoire vraie ».
Après la scène comique sur laquelle s’ouvre la première partie – l’observation par le narrateur, Aziz, au « cynisme quasi biologique », d’un accouplement entre deux singes bonobos au moment où s’annonce une visite officielle dans le zoo où il est employé – l’annonce de la disparition de sa fille, Shéhérazade, précipite le récit dans le drame. Et toute cette première partie est régie par la progression de l’angoisse chez les parents de la victime ( Aziz / Mériem) et ses grands-parents (Mathieu/ Latifa) à mesure que s’établissent les contacts téléphoniques avec le ravisseur et que ses menaces de fou se radicalisent. On apprendra à la fin qu’il est le fils du cantonnier de Mélouza assassiné 50 ans plus tôt avec presque tous les membres de sa famille, dont une petite Shéhérazade âgée de quatre ans.
La deuxième partie installe une autre histoire : celle du grand-père, Mathieu le Breton, des coups tordus et des tortures auxquels il a participé pendant la guerre pour l’indépendance de l’Algérie. Le rapt serait donc l’effet d’une vengeance exercée sur sa famille 50 ans après le drame de Mélouza.
La troisième partie rassemble les deux composantes de l’histoire en faisant retour au présent avec le meurtre de l’indicateur de police Si Abdou, le quasi-suicide de Mathieu qui précipite sa voiture contre une mosquée, la mort de Mériem qui tentait de tuer elle-même le ravisseur de sa fille et la libération finale de Shéhérazade qui obtient de faire renvoyer dans leur pays natal les singes du zoo offerts à l’Algérie par la République démocratique du Congo, récemment passée maîtresse dans le terrorisme d’État.
Voilà donc en 513 pages et à la façon d’un roman policier, une histoire bien ficelée composée par un écrivain qui sait jouer avec l’humour et l’ironie.
En revanche, entre un prologue et un épilogue en forme de thrène , ce sont de véritables poèmes que l’on retrouve parmi les 50 séquences du roman de Maïssa Bey.
« On me parle de réconciliation. On me parle de clémence. De concorde. D’amnistie. De la paix retrouvée, à défaut d’apaisement. À défaut de justice et de vérité.
Alors je cherche.
Je cherche partout.
Dans la trace des sillons sanglants sur les joues des mères.
Dans leurs mains refermées sur l’absence.
Dans le regard des filles violentées.
Dans les gestes hésitants d’un père qui vacille faute de pouvoir s’appuyer sur l’épaule d’un matin pour affronter le jour.
Je cherche comme on chercherait un brin d’espérance parmi les herbes sauvages qui envahissent des cimetières.
Dans le désastre des nuits.
Dans les tressaillements des jours.
Dans les silences grevés de cris étouffés.
Dans les ruines calcinées qui parsèment nos campagnes.
Mais je n’entends que le bruit sec des armes que l’on recharge et le crissement acide des couteaux qu’on aiguise. »
(« Mots I » p. 37et 38)
Dans les 254 pages de Puisque mon cœur est mort, la romancière plonge la narratrice, Aïda, dans les profondeurs d’un deuil impossible à faire. Après l’assassinat de son fils par un de ceux « qui se sont arrogé le droit d’exécuter des sentences divines fabriquées par des esprits malades » elle dit d’abord le poids d’une double culpabilité : « n’avoir pas su te protéger et surtout me dire que je suis peut-être à l’origine de ta mort » (p. 35). Aïda tourne et retourne ses questions sans réponse dans l’appartement où elle s’enferme sans volonté autre que celle de rester auprès de l’absent par la parole et l’écriture qui la porte, ou dans les simples aller-retour au cimetière où elle retrouve d’autres « sœurs en détresse », d’autres mères d’enfants assassinés, d’autres femmes, épouses, filles ou sœurs de victimes du terrorisme. Il y aura donc peu de personnages autour d’elle si ce n’est ceux qui l’entretiennent de son fils Nadir comme Assia, la jeune étudiante en médecine qu’il aurait pu épouser et Hakim, son ami, son alter ego auquel Nadir ressemblait tant. Or, précisément Hakim vient lui apprendre que Nadir avait été tué par erreur, à la suite d’une confusion. Son assassin, un repenti amnistié et récemment remis en liberté, en a témoigné. C’était lui, Hakim, le fils du commissaire de police que les islamistes cherchaient à abattre. Or l’une de ses « sœurs en détresse », Keïra, sait où habite l’assassin de Nadir. Aïda pourra donc venger la mort de son fils. Mais, comme ce fut le cas pour Ajax, le héros de Sophocle frappé par la folie, une coalition de forces détournera son bras et lui fera tuer un innocent : l’alter ego de son fils.
Dans la perspective choisie pour traiter le sujet, dans la structure de leurs deux romans comme dans leur écriture, Anouar Ben Malek et Maïssa Bey donnent donc à partir d’une même réflexion sur le terrorisme deux productions romanesques aux caractéristiques sensiblement différentes: intensité dramatique d’un roman policier qui sait jouer de l’humour pour Le Rapt et poésie lyrique qui rappelle la tragédie grecque dans Puisque mon cœur est mort. Ces particularités pourraient-elles différencier une écriture au féminin d’une écriture au masculin ? Aux lectrices et aux lecteurs d’en juger ! La discussion est ouverte…
Eveline Caduc, 11 septembre 2010